Dialogue 12

Quel dialogue social en temps de crise ?


Sophie ROBIN-OLIVIER
______
Professeure à l'école de droit de la Sorbonne
La relance de l’Europe sociale est en cours, poussée par le vent des crises. Deux directives adoptées en juin 2019 en témoignent (1), qui mettent en œuvre le Socle européen des droits sociaux, destiné à contrer les effets néfastes, sur les droits sociaux, de la réaction de l’UE à la crise économique et financière. La directive sur le salaire minimal adéquat, qui n’est encore qu’une proposition de la Commission (2), viendra probablement ajouter une pierre à la nouvelle génération des directives sociales s’inscrivant dans le sillon du Socle, mais aussi destinée à faire face aux conséquences de la crise sanitaire et à mener à bien l’objectif d’une « transition juste » vers une économie climatiquement neutre, que poursuit la nouvelle Commission européenne. 

A la différence des deux directives de juin 2019, la proposition de directive sur le salaire minimum adéquat porte toutefois la marque d’une nouvelle orientation de la politique sociale : celle de la Commission Von der Leyen et d’une Union dont le Royaume-Uni ne fait plus partie. La proposition s’inscrit dans ce contexte nouveau et donne à voir une ambition, dont on peut estimer qu’elle sera celle de la législation sociale de l’Union des années à venir : soutenir l’amélioration, par les partenaires sociaux, des conditions de travail et d’emploi. Le rôle central attribué par la proposition de directive à la négociation collective n’est pas seulement lié à la matière concernée, bien que celle-ci n’y soit pas étrangère : il est, comme voudraient le montrer dans les quelques lignes qui suivent, un choix politique de la nouvelle Commission, celui d’un modèle de droit du travail négocié, jugé plus efficace et plus juste.

"Aucune des dispositions de la directive ne saurait être interprétée, selon ses termes, « comme imposant aux États membres dans lesquels la fixation des salaires est assurée exclusivement par voie de conventions collectives l’obligation de mettre en place un salaire minimal légal ou de rendre les conventions collectives d’application générale"
Dans la proposition de directive, l’idée qui domine, sans aucune ambiguïté, est que le droit du travail doit être négocié collectivement, autant que faire se peut, et que le rôle de la législation de l’Union, en matière sociale, doit être, principalement, de soutenir la négociation collective, dans les Etats membres. Il est vrai qu’en ce qui concerne le salaire minimum, d’autres facteurs ont joué, parmi lesquels l’opposition des Etats nordiques, dans lesquels les salaires minimaux sont négociés, à toute action de l’Union visant à imposer un salaire minimum légal. La proposition de directive en a dûment tenu compte, et elle précise, à titre liminaire, que le texte « ne porte pas atteinte au respect plein et entier de l’autonomie des partenaires sociaux » et à « leur droit de négocier et de conclure des conventions collectives » (3) . Aucune des dispositions de la directive ne saurait être interprétée, selon ses termes, « comme imposant aux États membres dans lesquels la fixation des salaires est assurée exclusivement par voie de conventions collectives l’obligation de mettre en place un salaire minimal légal ou de rendre les conventions collectives d’application générale » (4)

La fronde des pays du nord était d’autant plus difficile à contrer que la voie négociée ne semble guère pouvoir être prise en défaut, dans ce domaine. Comme le résume l’exposé des motifs de la proposition de directive : « les pays où la couverture des négociations collectives est importante affichent généralement une proportion plus faible de travailleurs à bas salaires, des salaires minimaux plus élevés par rapport au salaire médian, des inégalités salariales moindres et des salaires plus élevés que les autres pays ». A l’inverse, « dans la majorité des États membres disposant de salaires minimaux légaux nationaux, ceux-ci sont trop bas par rapport aux autres salaires ou ne suffisent pas à assurer une vie décente, même s’ils ont augmenté ces dernières années ». Dans presque tous les États membres, ajoute l’exposé des motifs, les salaires minimaux légaux nationaux sont inférieurs à 60 % du salaire médian brut et/ou à 50 % du salaire moyen brut (5) et, en 2018, dans neuf États membres, le salaire minimal légal prévu pour un célibataire était inférieur au seuil de risque de pauvreté. Dans l’analyse à charge des systèmes de salaires minimaux légaux, s’ajoute le constat qu’ils n’assurent qu’une couverture incomplète des travailleurs dont certaines catégories spécifiques sont exclues.

"L’importance donnée à la négociation collective pour garantir un salaire minimum adéquat apparaît donc justifiée au regard des deux objectifs poursuivis par la proposition : un salaire minimum dont le montant est suffisant, et dont le champ d’application est assez étendu pour lutter contre le phénomène des travailleurs pauvres"
L’importance donnée à la négociation collective pour garantir un salaire minimum adéquat apparaît donc justifiée au regard des deux objectifs poursuivis par la proposition : un salaire minimum dont le montant est suffisant, et dont le champ d’application est assez étendu pour lutter contre le phénomène des travailleurs pauvres. Ces travailleurs, dont le nombre n’a cessé de croître au cours des dix dernières années, dans les pays de l’Union, sont frappés plus violemment que les autres par la crise sanitaire actuelle, alors même que leur rôle « essentiel», dans les activités de santé et de soins, dans le commerce de détail, la logistique ou le secteur agro-alimentaire, a été mis en lumière par cette crise. 

Tout en indiquant qu’il importe de respecter « les spécificités des systèmes nationaux », le texte entend donc, comme l’indique la Commission « promouvoir les négociations collectives en matière de salaires dans tous les États membres » (6). L’article 4, pièce centrale du dispositif, exige ainsi des États qu’ils prennent des mesures pour promouvoir « la constitution et le renforcement des capacités des partenaires sociaux à s’engager dans des négociations collectives en vue de la fixation des salaires » et « pour encourager des négociations constructives, utiles et éclairées sur les salaires ». En outre, les États membres dans lesquels la couverture des négociations collectives est inférieure à 70 % des travailleurs doivent mettre en place un cadre offrant des conditions propices à la tenue de négociations collectives (soit sous la forme d’une loi après consultation des partenaires sociaux, soit sous la forme d’un accord avec les partenaires sociaux) et ils doivent établir un plan d’action pour promouvoir les négociations collectives, plan d’action qui doit être rendu public et notifié à la Commission européenne.

"Dans les Etats dans lesquels il existe des salaires minimaux légaux, la participation des partenaires sociaux à la fixation et à l’actualisation des salaires minimaux légaux est également prévue"
Dans les Etats dans lesquels il existe des salaires minimaux légaux, la participation des partenaires sociaux à la fixation et à l’actualisation des salaires minimaux légaux est également prévue (article 7). Certes, il ne s’agit pas à proprement parler de négociation collective mais le texte impose une « participation effective et en temps utile » des partenaires sociaux à la fixation et à l’actualisation des salaires minimaux légaux, y compris par la participation aux organes consultatifs qui doivent être mis en place pour « conseiller les autorités compétentes sur les questions liées aux salaires minimaux légaux » (article 5). Les États membres sont tenus d’associer les partenaires sociaux à la définition des critères à prendre en compte pour déterminer le caractère adéquat des salaires minimaux (mentionnés à l’article 5). Cette participation se justifie, selon la Commission, car, « outre le fait qu’elle contribue à garantir et à préserver le caractère adéquat des salaires minimaux, une participation effective et en temps utile des partenaires sociaux est également un élément de bonne gouvernance qui permet un processus décisionnel éclairé et inclusif » (7)

On ne peut dire plus clairement que la proposition de directive sur le salaire minimum adéquat la volonté de placer les partenaires sociaux, dans les Etats membres, au cœur de l’élaboration du droit social impulsé par l’Union. Cette proposition, née sous l’égide de la nouvelle Commission, dans une Union à 27, apparaît ainsi comme l’amorce d’une nouvelle ère de la politique sociale de l’Union, dont le renforcement de la négociation collective dans les Etats membre constitue le fer de lance. L’hypothèse devra, bien sûr, être vérifiée dans d’autres textes. Et le pari n’est pas sans risque car l’harmonisation sociale, cantonnée à cette dimension procédurale, ne garantit pas l’existence d’un standard de protection commun. En outre, comme le constate la proposition, « les structures traditionnelles de négociation collective se sont érodées au cours des dernières décennies, en partie en raison d’un glissement structurel de l’économie vers des secteurs moins syndicalisés et du déclin de l’affiliation syndicale lié à l’augmentation des formes de travail atypiques et nouvelles » (8) : pour que la négociation collective sectorielle ou interprofessionnelle contribue à garantir un niveau de protection décent, et, en particulier, des salaires minimaux adéquats, il faudra donc réussir à vaincre cette tendance régressive.


(1) Directive 2019/1152 du 20 juin 2019 relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l’Union européenne et Directive 2019/1158 du 20 juin 2019 concernant l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée des parents et des aidants.
(2) Proposition du 28 oct. 2020, COM(2020) 682 final.
(3) Article premier.
(4) Ibid.
(5) La commission indique que les indicateurs communément utilisés au niveau international pour illustrer le caractère adéquat du salaire minimal, par exemple l’indice de Kaitz, comparent le salaire minimal au salaire médian ou au salaire moyen. En outre, le niveau de vie décent tel que défini par le Conseil de l’Europe repose sur une comparaison entre le salaire minimal net et le salaire moyen net.
(6) Cf. l’exposé des motifs de la proposition. 
(7) Cf. l’exposé des motifs.
(8) Point 13 du préambule.

Share by: