Dialogue 14

Quel dialogue social en temps de crise ?


Hervé LANOUZIERE
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Directeur de l'Institut national du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (INTEFP)
Une crise, qu’elle soit sociale, politique, économique…ou sanitaire, traduit un trouble ou un déséquilibre profond. Elle passe par une phase paroxystique durant laquelle aucune porte de sortie n’est entrevue. Exprimant souvent le passage douloureux d’un état à un autre, elle signe l’échec des dispositifs de régulation habituels et porte en elle la transformation à laquelle elle doit aboutir. Toute la question est celle du prix auquel cette transformation adviendra, sachant que le retour à l’équilibre ne signifie généralement pas à un retour à la situation ex ante. Il s’agit toujours d’un nouvel équilibre, que d’aucuns appelleraient compromis, et qui doit être recherché activement entre toutes les parties prenantes car, à défaut, la crise non réglée devient un malaise, aboutissant à une dégradation chronique larvée de la situation, non moins destructrice. 

Dans le champ des relations sociales, l’équilibre retrouvé atteste de la réduction des tensions entre employeurs et salariés et donc de la sortie de crise. Il exclut par définition l’imposition de solutions unilatérales par l‘une des parties à l’autre. Mal appréhendée, traitée au nom de l’efficacité de manière exclusivement prescriptive et autoritaire, la crise perdurera. La pérennité des solutions passe donc par leur soutenabilité et leur acceptabilité lesquelles dépendent, au propre comme au figuré, de la manière dont le virage est négocié. Mais la crise, parce qu’elle appelle des solutions énergiques, est-elle compatible avec la temporalité de la négociation, c’est à dire de la discussion et du débat ? Est-elle au contraire une situation d’exception qui justifierait un processus de résolution s’affranchissant du dialogue ?  

Qui dit crise dit désorganisation et qui dit désorganisation dit perte de production, de qualité, d’efficacité, de performance... Une organisation dysfonctionnelle ne saurait s’en sortir par la magie d’un management descendant et l’instauration de dispositifs techniques prétendant appréhender toutes les dimensions d’une situation par essence complexe. Puisqu’il y a dualité, la recherche d’équilibre entre ses pôles implique nécessairement la délibération, laquelle passe par la parole et le dialogue pour faire émerger en premier lieu la compréhension de ce qui nous échappe. L’information réciproque sur les causes et les enjeux de la crise doit donc être largement partagée afin de pouvoir imaginer des solutions de sortie collectivement (sup)portées.

"Une organisation dysfonctionnelle ne saurait s’en sortir par la magie d’un management descendant et l’instauration de dispositifs techniques prétendant appréhender toutes les dimensions d’une situation par essence complexe"
Face à la crise toutefois, a fortiori si elle est d’origine externe, comme dans le cas d’une crise sanitaire, la tentation est grande de s’en remettre au décideur, à l’expert, bref au sauveur supposé détenteur de la solution. Or, le principal écueil de la décision unilatérale, en faisant fi de la complexité de la situation et de la rationalité limitée de son auteur, est de se heurter à l’épreuve de la faisabilité. Au moment de passer à la mise en œuvre, le réel résiste et le décideur est sommé de résoudre les problèmes concrets issus de la solution qu’il a lui-même imaginée, alimentant ainsi la spirale de la crise. La réponse est alors d’en appeler au dialogue social mais l’injonction confine souvent à l’incantation car elle se heurte à un second écueil, travers connu du dialogue social français, encore trop envisagé sous une forme binaire. En matière de négociation, en effet, il faut qu’un accord soit conclu, à défaut on parle d’échec. En matière de consultation, l’avis recherché des instances consultées doit être favorable, ce qui condamne à une adhésion pleine et entière ou à un rejet en bloc et ne laisse guère de place à un avis circonstancié, nuancé, assorti de conditions ou de réserves. Ce travers empêche l’émergence de la concertation, cette voie intermédiaire pourtant particulièrement adaptée aux configurations de crise, par nature complexe, on l’a dit. En effet, la concertation ne se réduit pas à un engagement contractuel ou à un blanc-seing, très difficile à concéder en pareille situation. Elle permet l’adoption d’un compromis, délibéré, débattu, voie médiane dans laquelle l’un s’engage sans que l’autre ne s’oppose. On renverra ici aux derniers travaux de Philippe Urfalino (1)  sur le « Décider ensemble ».

"Au moment de passer à la mise en œuvre, le réel résiste et le décideur est sommé de résoudre les problèmes concrets issus de la solution qu’il a lui-même imaginée, alimentant ainsi la spirale de la crise. La réponse est alors d’en appeler au dialogue social mais l’injonction confine souvent à l’incantation car elle se heurte à un second écueil, travers connu du dialogue social français, encore trop envisagé sous une forme binaire"
Exercice pratique : dans le cadre de l’actuelle crise sanitaire, lors du premier confinement, l’urgence appelait des décisions, notamment celles qui permettraient de concilier la protection sanitaire des travailleurs avec la poursuite d’activités indispensables telles que le ramassage des ordures, la vente de denrée alimentaires, le soin des personnes. Dans l’urgence, la décision s’accommode mal de la concertation mais, une fois passé l’effet de sidération, elle génère un sentiment d’arbitraire et ne tarde pas à être contestée, au nom de son inapplicabilité sur le terrain. Tel fut le cas des premiers guides sanitaires publiés par les pouvoirs publics, élaborés de manière descendante par des experts. Ils ont permis d’assurer la continuité mais ont rapidement laissé la place à la parution de guides de branches, plus adaptés aux problématiques spécifiques de leurs activités car issus des organisations professionnelles concernées. Cependant, ayant pris la forme de documents unilatéraux, ils ont à leur tour souffert d’un défaut de concertation avec leur principaux destinataires, les salariés. Ces productions ont à leur tour été contestées par les organisations syndicales de salariés qui, plutôt enclines dans un premier temps à restreindre au maximum les cas de reprises d’activité, dans un souci de sécurisation des salariés exposés, ont rapidement pris la mesure des effets économiques et sociaux d’arrêts d’activité durables, notamment en termes de rémunération, d’emploi mais aussi de santé psychique.

"La concertation des organisations professionnelles avec ces dernières s’est alors rapidement imposée comme une modalité normale de production des nouveaux guides sanitaires. Faute de prendre la forme d’accords dûment signés, support peu propice au regard de la nature et du contenu de ces guides, on a vu la généralisation de guides « co-siglés » par les organisations syndicales et professionnelles"
La concertation des organisations professionnelles avec ces dernières s’est alors rapidement imposée comme une modalité normale de production des nouveaux guides sanitaires. Faute de prendre la forme d’accords dûment signés, support peu propice au regard de la nature et du contenu de ces guides, on a vu la généralisation de guides « co-siglés » par les organisations syndicales et professionnelles.    

On le voit, nécessité fait loi, en l’espèce accord ou plus simplement concertation. Car, en situation de crise, il n’est pas tant question d’ouvrir des droits que de convenir d’une voie née de la convergence des intérêts respectifs pour sortir d’un blocage mortifère. Il n’en s’agit pas moins de dialogue social et c’est ce dialogue qui autorise à penser et agir la sortie durable vers le nouvel équilibre, voire un nouveau modèle. Il en va des guides sanitaires comme de l’ensemble des solutions qui vont devoir être élaborées désormais pour faire face aux conséquences plus durables de la période, comme, par exemple, les plans de transition collective.



(1) Directeur de recherches au CNRS, auteur de « Décider ensemble, la fabrique de l’obligation collective » (Seuil)


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