Dialogue 2

Quel dialogue social en temps de crise ?


Emmanuelle BARBARA
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Avocat associé, August Debouzy
En 2019 la négociation collective avait le vent en poupe avec une très forte augmentation des accords conclus (+ 30% par rapport à 2018), singulièrement au sein des plus petites entreprises (1). La déflagration sanitaire, économique et sociale, en cours depuis mars 2020, attise le besoin d’y recourir. Avec la mise en péril de l’activité de beaucoup d’entreprises, pas moins de 6.000 accords ont été déposés au 15 juin 2020 au sujet des conséquences de la crise sanitaire (2).
"Le temps de crise est propice au renforcement du dialogue social. Quand l’urgence, l’incertitude et l’insécurité s’emparent des esprits, le sort de l’entreprise et des salariés appelle des solutions inédites, et parfois innovantes"
Le temps de crise est propice au renforcement du dialogue social. Quand l’urgence, l’incertitude et l’insécurité s’emparent des esprits, le sort de l’entreprise et des salariés appelle des solutions inédites, et parfois innovantes. La chorégraphie faussement rassurante du fonctionnement des institutions de l’entreprise vole en éclats sans offrir de solution de remplacement. Aucune boite à outils n’avait été anticipée pour répondre à de telles circonstances, rien sauf le devoir de parer au plus pressé et le droit de recourir au consensus pour plus d’efficacité. Place à la remise en cause radicale de tous les préjugés, place à la recherche d’un équilibre décousu et toujours temporaire : bienvenue au XXIème siècle.

Les salariés ont fait preuve dans leur ensemble d’une remarquable capacité d’adaptation – en tout cas sur le plan matériel – tandis que les entreprises ont fait face, tant bien que mal, largement grâce à l’aide de l’Etat. L’élargissement du dispositif d’activité partielle a pu servir de viatique à 8,6 millions de salariés en avril et à 2,9 millions à l’automne 2020. Cherchant à « agir dans le savoir explicite de notre non-savoir (3) », les entreprises qui ont maintenu le dialogue ont mieux résisté que les autres. 

Chaque entreprise a connu une rupture brutale, au-delà des différences dues au secteur d’activité. La perte de chiffre d’affaires mettant en cause la pérennité de l’entreprise tout comme l’impérieuse obligation d’assurer la santé et la sécurité des salariés ont fortement contribué à mobiliser le dialogue sous toutes ses formes. Qu’ils aient été appelés à poursuivre leur activité in situ, souvent avec inquiétude, à travailler à distance, ou placés en activité partielle, les salariés ont plébiscité le recours au dialogue social. Il a permis à 75% d’entre eux d’exprimer leur confiance dans la capacité de l’entreprise de décider avec leurs représentants des conditions sanitaires nécessaires à la reprise du travail (4).

"Les tâtonnements, les ratés, les excès et même les succès liés à la catastrophe ont été apprivoisés au travers d’un dialogue chaotique sur la forme, perfectible mais d’un dialogue tout de même"
Les tâtonnements, les ratés, les excès et même les succès liés à la catastrophe ont été apprivoisés au travers d’un dialogue chaotique sur la forme, perfectible mais d’un dialogue tout de même. Au-delà des conditions de terrain, il a été favorisé en mars/avril 2020 par la refonte du droit du travail, organisant un assouplissement temporaire de plusieurs de ses règles.

Sans la mobilisation, au sein de l’entreprise, des partenaires sociaux qui se sont emparés des sujets propres à chaque écosystème, le résultat eût été plus problématique encore. Au-delà de la protection de la santé et de la sécurité ou des modalités de mise en œuvre de l’activité partielle, ou encore de la prise des congés payés par anticipation, la période a permis d’expérimenter des thèmes nouveaux de solidarité. Sous la contrainte d’un dialogue social de crise, son résultat a été libérateur et inventif : dons de jours, plateformes de prêt de main d’œuvre au profit d’entreprises en tension, accords sur l’accès aux sites par temps de déconfinement - autant de sujets élaborés sans autre frein que l’imagination et l’intérêt bien compris de toutes les parties prenantes. Cette étape sidérante a permis d’apprendre et de modifier notre rapport aux risques, y compris à celui d’un dialogue, parfois rude mais jamais dépourvu de sens ni de résultat. Dépouillé de rites que la routine avait rendus lénifiants, le dialogue social de crise s’accommode de ce contexte et accroît le devoir de responsabilité, celui de l’entreprise comme celui des personnes. 

Les temps restent incertains. Incertains sur les périodes nouvelles de confinement, incertains sur les modalités de reprise économique et sur la santé, incertains sur l’organisation du travail pour l’avenir (5)

"Le plus intéressant se joue maintenant. La compression du temps, l’adaptation en temps réel, l’expérimentation réversible, l’individualisation des situations, sont à l’ordre du jour. Sans préjuger de son avenir, le télétravail est un sujet d’exploration, tandis que les accords aux acronymes familiers sont en cours de négociation"
Le plus intéressant se joue maintenant. La compression du temps, l’adaptation en temps réel, l’expérimentation réversible, l’individualisation des situations, sont à l’ordre du jour. Sans préjuger de son avenir, le télétravail est un sujet d’exploration, tandis que les accords aux acronymes familiers (6) sont en cours de négociation. Le dialogue en entreprise sert à restituer la diversité des situations dans un monde résolument hétérogène, hybride, technologique et rapide. Il sera indispensable pour accompagner les mutations qui déjà s’annoncent dans la plupart des secteurs d’activité. Hormis les principes fondamentaux, il n’y a plus de règle uniforme universellement applicable. C’est un paradoxe mais le dialogue social, quand il est respecté par toutes les parties, sort conforté de cette période tourmentée. Il raffermit la cohésion collective malmenée par une multitude de situations que la crise contraint à prendre en compte. Le dialogue social n’est pas magique mais il est un gage de confiance réciproque à cultiver à tout prix. 



(1) « Bilan de la négociation collective en 2019 – points clés » de la Direction Générale du Travail présenté à la Commission Nationale de la négociation collective le 12 octobre 2020.
(2)  Ibid.
(3)  « Dans cette crise, il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir ». Entretien au Monde le 10 avril 2020
(4) Ibid. chapitre 2.4 « Opinion quant à la gestion de la crise par l’employeur », voir p. 45
(5) Enquête Kantar CFDT « Les salariés français face à l’épidémie de covid-19 – Rapport d’étude » du 28 avril 2020 chapitre 2.3 « état d’esprit par rapport à la situation actuelle » où 45% des salariés s’inquiètent des suppressions d’emploi dans leur entreprise et 49% anticipent une dégradation de leurs conditions de travail, p. 30
(6) PSE, RCC, APC, APLD


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