Dialogue 4

Quel dialogue social en temps de crise ?


Jean-Denis COMBREXELLE
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Auteur du rapport « La négociation collective, le travail et l’emploi » (2015)
Professeur associé à l'Ecole de la Sorbonne, Université de Paris I
Qui oserait écrire et surtout assumer que le dialogue social doit être suspendu en temps de crise sanitaire ? Poser la question c’est montrer la part irréductible du politiquement correct qui entoure le dialogue et la négociation. La réalité est pourtant bien différente. Dans les faits, il existe un principe non verbalisé mais majoritairement accepté : quand la maison brûle le temps n’est plus à la discussion et à la concertation qui doivent faire place à des chaînes de commandement courtes, simples et efficaces. 

Mon propos ne procédera ni du volontarisme béat ni de la pétition de principe de celui qui serait un thuriféraire de la « négo » ni de la posture consistant à nier cette réalité. La raison en est simple : ce discours peut certes être un sujet de colloque, de livres ou de commentaires mais il ne change rien.

Je voudrais tenter ici de m’inscrire dans un autre registre, celui de de la rationalité managériale. L’idée est, en effet, communément admise que le dialogue social serait un outil de navigation par mer calme. Pour reprendre l’expression bien connue d’André Bergeron, la négociation c’est quand il y a du « grain à moudre », ce n’est pas fait pour la tempête et les difficultés. Je suis pour ma part convaincu que, moyennant des adaptations et des changements de posture, le dialogue social peut non seulement résister à la tempête mais qu’il est même particulièrement adapté et nécessaire, y compris d’un point de vue purement rationnel et managérial. 

Toute crise, qu’elle soit économique sociale ou sanitaire, implique de la part des responsables la connaissance et la maîtrise de la complexité, de la diversité des situations et de l’acceptabilité des mesures prises.
"La sociologie des organisations montre à quel point les dirigeants ont besoin de s’écarter des circuits traditionnels, le plus souvent hiérarchiques, pour appréhender la complexité et la diversité des situations et tester l’acceptabilité des mesures qu’ils envisagent de prendre"
Dans la gestion de la crise, ces responsables disposent de circuits privilégiés et en partie fiables d’information. Mais quelles que soient leurs qualités, ils sont insuffisants. La sociologie des organisations montre à quel point les dirigeants ont besoin de s’écarter des circuits traditionnels, le plus souvent hiérarchiques, pour appréhender la complexité et la diversité des situations et tester l’acceptabilité des mesures qu’ils envisagent de prendre.

Dans ce schéma, le dialogue social peut être un outil d’une rare efficacité.

Le dialogue social et la négociation sont d’abord des lieux privilégiés où l’on confronte les informations et les appréciations. La discussion implique, par nature, une forme d’humilité et d’ouverture des dirigeants face à des faits qu’ils ne connaissent pas nécessairement ou des interprétations différentes et originales de ces faits. Dans la seconde phase, celle de la négociation qui tend à définir les mesures qu’il convient de prendre, il n’y a pas de meilleures épreuves de la compréhension, de la légitimité et de l’acceptabilité des mesures envisagées qu’une discussion avec des interlocuteurs extérieurs à la chaîne hiérarchique et ayant une légitimité propre. 

Pour que ce dialogue soit efficace, encore faut-il qu’il s’adapte à la spécificité de la crise.

Pour les dirigeants, la crise est toujours le moment de vérité qui tel un miroir grossissant va mettre davantage encore en lumière leurs qualités mais aussi leurs défauts voire leurs faiblesses. Or toute la difficulté est que l’autorité qu’exige d’eux la crise ne se traduise pas par de l’autoritarisme et/ou par des attitudes de raidissement mais au contraire par une posture d’ouverture, d’écoute, de transparence et d’adaptation permanente. Ce sont précisément ces qualités qu’exigent le dialogue et la négociation. « On ne change pas une entreprise par décret » (Seuil 2020), écrit François Dupuy. Cela a toujours été vrai mais cela l’est plus encore en situation de crise. De ce point de vue, avis aux chasseurs de tête, aux recruteurs et surtout aux organisations dans le choix des nominations et promotions : la crise sanitaire que nous vivons est le test absolu pour apprécier les qualités d’un cadre supérieur. Ni étude graphologique hasardeuse, ni entretien psychologique aléatoire, une seule question : quel a été son comportement et son management pendant cette période ?

"L’heure n’est plus à ce que j’ai pu appeler « la liturgie de la négociation » ni aux postures. Il faut aussi accepter que dans le rapport de forces habituel à toute négociation s’immisce un autre acteur qui, en ce moment, a tous les pouvoirs : la crise elle-même"
Pour les autres parties à la négociation, l’effort est tout aussi important. La crise exige des réponses rapides et adaptées. L’heure n’est plus à ce que j’ai pu appeler « la liturgie de la négociation » ni aux postures. Il faut aussi accepter que dans le rapport de forces habituel à toute négociation s’immisce un autre acteur qui, en ce moment, a tous les pouvoirs : la crise elle-même. Il ne suffit donc pas de réclamer à cors et à cris davantage de concertation et de s’opposer au caractère unilatéral et pyramidal des mesures prises, il faut avoir le courage de modifier le logiciel de la négociation et d’accepter l’innovation et le changement si on veut que celle-ci soit une réponse à la situation actuelle.

Ainsi à travers cette problématique du dialogue social en temps de crise, on retrouve un questionnement beaucoup plus général. Est-ce que par sa longueur, sa dureté, son effet déstabilisateur, la crise une fois finie se traduira par des retours en arrière ou des dérives dangereuses dans l’organisation de nos sociétés ou, au contraire, sera-t-elle l’occasion d’accélérer des changements nécessaires et salutaires ? A l’évidence, la réponse ne sera pas univoque selon les pays et selon les structures publiques ou privées.

Mais puissent ceux qui croient au dialogue social, ils sont beaucoup moins nombreux qu’on ne le croit, être les acteurs déterminés de changements profonds et courageux dans les pratiques qui fassent de ce dialogue un instrument moderne et efficace de transformation de la société.

*La présente contribution n’engage que son auteur et non le Conseil d’Etat dont l’auteur est membre

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