Pourquoi ce sujet de thèse ?
M. V. : Nous avons élaboré ce sujet de thèse en 2016, alors que les premiers procès avaient lieu pour contester le recours systématique par les plateformes à des faux indépendants. Les débats doctrinaux se sont alors concentrés sur l’existence d’un lien de subordination entre les plateformes les travailleurs. Mais au même moment, hors de l’enceinte des tribunaux, les travailleurs de plateformes se rapprochaient de syndicats, s’organisaient en collectifs et, parfois, faisaient grève ou cherchaient à conclure des accords collectifs avec les plateformes. Ce sont ces derniers évènements qui ont retenu notre attention.
La question que nous nous sommes posée relève au départ de la curiosité : et si nous laissions temporairement de côté l’enjeu de la qualification du contrat par le juge pour envisager l’exercice de droits collectifs indépendamment du statut de ces travailleurs ? Envisager, en droit, l’exercice d’une faculté juridique sans identifier son champ d’application personnel peut sembler absurde. Il s’agit donc non pas d’éluder cet enjeu, mais plutôt de le reformuler : et si les travailleurs de plateformes, même en demeurant non-salariés, étaient malgré tout titulaires de droits collectifs leur permettant de défendre leurs intérêts collectifs face aux plateformes ? En d’autres termes, sont-ils titulaires du droit de constituer des syndicats et d’y adhérer, d’être protégés des discriminations syndicales et des discriminations pour faits de grève, et de conclure des accords collectifs avec les plateformes, notamment sur les questions tarifaires ?
La thèse analyse ainsi par quelles voies la titularité des droits collectifs des travailleurs de plateformes peut être garantie, y compris dans le cadre du travail non salarié. L’enjeu est scientifique, mais aussi très concret, car pour ces travailleurs particulièrement précaires, l’exercice de facultés juridiques leur permettant de se syndiquer et de négocier collectivement avec les plateformes peut constituer un levier en vue de l’amélioration de leurs conditions de travail.
Fabienne Muller & Nicolas Moizard :
En 2016 les plateformes émergent au sein de notre économie et épousent différentes formes : de simples intermédiaires dépourvus de but lucratif aux plateformes assurant un service de transports, le juriste peine à identifier la véritable nature juridique de ces nouveaux acteurs de l’économie. Il y a pourtant urgence à se saisir de ces nouvelles entités qui montent en puissance et tentent d’échapper à toute forme d’encadrement. La première année de la recherche a donc consisté à étudier toutes les pratiques développées par les plateformes, les conflits suscités par leur activité en France et à l’international pour être en mesure d’identifier les opportunités et les risques et d’anticiper sur l’avenir. L’objectif était d’ancrer la recherche sur la réalité des pratiques : l’angle des relations collectives a été un pari très risqué à l’époque puisque le juriste était confronté à un désert juridique mais à de nombreux conflits sociaux : la révolte des chauffeurs de taxi et celle des livreurs à vélo, soit des travailleurs indépendants (au moins formellement) invoquant la concurrence déloyale d’une part et des conditions de travail dégradées d’autre part. Et de fait le droit de la concurrence et celui des relations collectives vont constituer deux axes majeurs de la thèse.
Quel est, selon vous, l'apport de la thèse au droit ?
M. V. :
La thèse rejette une conception statique et homogène du (ou plutôt des) champs d’application des règles qui composent traditionnellement le droit du travail et met en évidence l’existence de plusieurs frontières, se situant au-delà des frontières traditionnelles du travail salarié, en particulier en ce qui concerne la liberté syndicale et le droit de négociation collective. Ces frontières sont mobiles : un processus d’extension est à l’œuvre aussi bien en droit international (sous l’effet de la rencontre entre le droit international du travail et le droit de la concurrence de l’Union européenne) qu’en droit national (et notamment en droit français et en droit anglais, conformément aux traditions de ces systèmes juridiques).
À l’arrivée, la proposition centrale de la thèse réside dans l’affirmation selon laquelle l’ensemble des personnes qui fournissent un travail personnel pour un donneur d’ordre et qui disposent d’un pouvoir de négociation structurellement faible par rapport à ce donneur d’ordre sont en principe titulaires des droits collectifs fondamentaux que sont la liberté syndicale, le droit de négociation collective et le droit de grève. Cette affirmation intéresse très directement les travailleurs de plateformes.
Un autre apport de la thèse réside dans l’examen des modalités de mise en œuvre des droits collectifs en droit national. En France en particulier, les chauffeurs et les livreurs se sont vus reconnaître à compter de 2021 des droits spécifiques leur permettant d’entrer en négociation collective avec les plateformes qui les emploient, tout en demeurant formellement non salariés. Aussi spectaculaire soit-elle, cette nouveauté est analysée avec prudence : nous constatons qu’en comparaison avec les droits collectifs exercés par les travailleurs salariés, les droits exercés par les travailleurs de plateformes dans le cadre du travail non salarié sont lourdement dégradés dans leur contenu et leurs fonctions. En définitive, nous soutenons que l’extension du champ d’application personnel des droits collectifs doit s’accompagner d’une extension des droits sociaux dans leur ensemble (c’est-à-dire du droit du travail salarié et du régime général de la sécurité sociale), au risque de favoriser leur démembrement.