Prix de thèse vicente 2

Prix de thèse 2023


matthieu vicente


Les droits collectifs des travailleurs des plateformes
Pourquoi ce sujet de thèse ?

M. V. : Nous avons élaboré ce sujet de thèse en 2016, alors que les premiers procès avaient lieu pour contester le recours systématique par les plateformes à des faux indépendants. Les débats doctrinaux se sont alors concentrés sur l’existence d’un lien de subordination entre les plateformes les travailleurs. Mais au même moment, hors de l’enceinte des tribunaux, les travailleurs de plateformes se rapprochaient de syndicats, s’organisaient en collectifs et, parfois, faisaient grève ou cherchaient à conclure des accords collectifs avec les plateformes. Ce sont ces derniers évènements qui ont retenu notre attention.
La question que nous nous sommes posée relève au départ de la curiosité : et si nous laissions temporairement de côté l’enjeu de la qualification du contrat par le juge pour envisager l’exercice de droits collectifs indépendamment du statut de ces travailleurs ? Envisager, en droit, l’exercice d’une faculté juridique sans identifier son champ d’application personnel peut sembler absurde. Il s’agit donc non pas d’éluder cet enjeu, mais plutôt de le reformuler : et si les travailleurs de plateformes, même en demeurant non-salariés, étaient malgré tout titulaires de droits collectifs leur permettant de défendre leurs intérêts collectifs face aux plateformes ? En d’autres termes, sont-ils titulaires du droit de constituer des syndicats et d’y adhérer, d’être protégés des discriminations syndicales et des discriminations pour faits de grève, et de conclure des accords collectifs avec les plateformes, notamment sur les questions tarifaires ?
La thèse analyse ainsi par quelles voies la titularité des droits collectifs des travailleurs de plateformes peut être garantie, y compris dans le cadre du travail non salarié. L’enjeu est scientifique, mais aussi très concret, car pour ces travailleurs particulièrement précaires, l’exercice de facultés juridiques leur permettant de se syndiquer et de négocier collectivement avec les plateformes peut constituer un levier en vue de l’amélioration de leurs conditions de travail.
 
Fabienne Muller & Nicolas Moizard : En 2016 les plateformes émergent au sein de notre économie et épousent différentes formes : de simples intermédiaires dépourvus de but lucratif aux plateformes assurant un service de transports, le juriste peine à identifier la véritable nature juridique de ces nouveaux acteurs de l’économie. Il y a pourtant urgence à se saisir de ces nouvelles entités qui montent en puissance et tentent d’échapper à toute forme d’encadrement. La première année de la recherche a donc consisté à étudier toutes les pratiques développées par les plateformes, les conflits suscités par leur activité en France et à l’international pour être en mesure d’identifier les opportunités et les risques et d’anticiper sur l’avenir. L’objectif était d’ancrer la recherche sur la réalité des pratiques : l’angle des relations collectives a été un pari très risqué à l’époque puisque le juriste était confronté à un désert juridique mais à de nombreux conflits sociaux : la révolte des chauffeurs de taxi et celle des livreurs à vélo, soit des travailleurs indépendants (au moins formellement) invoquant la concurrence déloyale d’une part et des conditions de travail dégradées d’autre part. Et de fait le droit de la concurrence et celui des relations collectives vont constituer deux axes majeurs de la thèse.


Quel est, selon vous, l'apport de la thèse au droit ?

M. V. : La thèse rejette une conception statique et homogène du (ou plutôt des) champs d’application des règles qui composent traditionnellement le droit du travail et met en évidence l’existence de plusieurs frontières, se situant au-delà des frontières traditionnelles du travail salarié, en particulier en ce qui concerne la liberté syndicale et le droit de négociation collective. Ces frontières sont mobiles : un processus d’extension est à l’œuvre aussi bien en droit international (sous l’effet de la rencontre entre le droit international du travail et le droit de la concurrence de l’Union européenne) qu’en droit national (et notamment en droit français et en droit anglais, conformément aux traditions de ces systèmes juridiques).
À l’arrivée, la proposition centrale de la thèse réside dans l’affirmation selon laquelle l’ensemble des personnes qui fournissent un travail personnel pour un donneur d’ordre et qui disposent d’un pouvoir de négociation structurellement faible par rapport à ce donneur d’ordre sont en principe titulaires des droits collectifs fondamentaux que sont la liberté syndicale, le droit de négociation collective et le droit de grève. Cette affirmation intéresse très directement les travailleurs de plateformes.
Un autre apport de la thèse réside dans l’examen des modalités de mise en œuvre des droits collectifs en droit national. En France en particulier, les chauffeurs et les livreurs se sont vus reconnaître à compter de 2021 des droits spécifiques leur permettant d’entrer en négociation collective avec les plateformes qui les emploient, tout en demeurant formellement non salariés. Aussi spectaculaire soit-elle, cette nouveauté est analysée avec prudence : nous constatons qu’en comparaison avec les droits collectifs exercés par les travailleurs salariés, les droits exercés par les travailleurs de plateformes dans le cadre du travail non salarié sont lourdement dégradés dans leur contenu et leurs fonctions. En définitive, nous soutenons que l’extension du champ d’application personnel des droits collectifs doit s’accompagner d’une extension des droits sociaux dans leur ensemble (c’est-à-dire du droit du travail salarié et du régime général de la sécurité sociale), au risque de favoriser leur démembrement.


F.M. & N. M. : Des travaux importants se sont d’abord centrés sur la qualification juridique des relations qui lient les plateformes aux travailleurs. Cette première approche s’imposait, tant l’apparition des travailleurs de plateformes a percuté tous les ordres juridiques nationaux. La thèse de Matthieu VICENTE ne se désintéresse pas de cette question. L’auteur prend un autre angle de vue en se situant du point de vue des droits collectifs des travailleurs des plateformes. Il ne s’interdit aucune voie en s’intéressant au « champ d’application personnel des droits collectifs ». Cela nécessite de comprendre, comment historiquement, les droits collectifs se sont construits autour des notions d’indépendance et du salariat, « nouveau centre de gravité des droits collectifs ». Le rapprochement avec le droit anglais est précieux en ce qu’il montre la possibilité d’« une approche graduée des droits collectifs ». L’étude de Matthieu VICENTE constitue une grande thèse sur les droits collectifs. Son travail se nourrit des autres sciences sociales. Il s’inspire de leurs méthodes de travail en se focalisant sur « un terrain » d’étude. Il observe ainsi minutieusement la diversité de la pratique de l’action collective des travailleurs de plateforme et les premiers résultats des droits collectifs accordés par le Code du travail à ces travailleurs. Il étudie les frictions entre le droit de la concurrence et ces formes d’action. La thèse, en se nourrissant notamment des apports de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, permet de mesurer la teneur des droits collectifs. Il en ressort que si la titularité des droits collectifs des travailleurs des plateformes peut être envisagée dans le cadre du travail indépendant, ces droits collectifs sont « dégradés ». 


Quelles perspectives de recherche cette thèse ouvre-t-elle pour l'avenir ?

M. V. : En s’intéressant aux mouvements d’extension des droits collectifs vers des catégories de travailleurs qui se trouvent aux marges du travail subordonné, notre travail de recherche met en lumière le caractère dynamique des frontières du salariat. Il nous semble que cette démarche appelle au moins deux prolongements.
Le premier intéresse directement les procès. Face aux stratégies de fraude des plateformes, les juges nationaux se sont efforcés de réaffirmer le périmètre étendu du salariat. Néanmoins, la réintégration massive des travailleurs de plateformes au sein du salariat tarde à se produire. Dans cette perspective, la mobilisation des droits fondamentaux et en particulier des droits collectifs fondamentaux pourrait constituer un argument supplémentaire au service de la requalification des travailleurs de plateformes. Par exemple, la définition étendue du travailleur au sens de l’article 11 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (qui garantit la liberté syndicale et le droit de négociation collective) pourrait jouer un rôle au moment de définir le travailleur en droit national, tel que cela fut le cas au Royaume-Uni lors de l’affaire Deliveroo. Il y a là, de notre point de vue, des liens juridiques à approfondir, qui ont trait plus largement à la place qu’occupent les droits collectifs dans l’ordonnancement des relations de travail.
Également, l’affirmation selon laquelle les travailleurs de plateformes sont titulaires de droits collectifs pourrait être prolongée au-delà des seules plateformes de livraison et de transport, qui sont bien souvent des employeurs qui se dissimulent. Il pourrait être intéressant de s’intéresser à d’autres variétés de plateformes, qui n’ont vraisemblablement pas recours à des faux indépendants, mais qui exercent bel et bien un pouvoir de coercition à l’égard des travailleurs qui fournissent un travail par leur intermédiaire. À première vue, cela semble être le cas de certaines plateformes de diffusion de contenu audiovisuel ou de streaming (comme Youtube ou Twitch). Les youtubeurs pourraient-ils négocier collectivement les modalités de leur rémunération avec la plateforme ? Il y a là vraisemblablement un terrain de recherche et d’expérimentation pour les organisations syndicales ainsi que pour les juristes en droit du travail.

F. M. & N. M. : La proposition de directive sur les travailleurs de plateforme vient de connaître un sérieux coup de frein, notamment face à l’opposition de la France qui craint une requalification massive en salariat et qui se prévaut des premiers accords collectifs signés dans ce secteur. Le débat initié par Matthieu VICENTE sur la titularité des droits collectifs des travailleurs des plateformes et leur densité variable reste d’actualité. Il prend aussi toute sa place dans un droit du « dialogue social » qui progresse au-delà du salariat. Le droit de la fonction publique en constitue un exemple caractéristique. Cette évolution a de fortes implications sur l’exercice de la négociation collective et les résultats de celle-ci. Si les droits collectifs peuvent s’adapter à la diversité des formes de relations juridiques, il faut toujours garder à l’esprit la finalité et l’objet de ces droits. Jusqu’où peut-on parler sérieusement de droits collectifs ?
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