Providence 11

Quel avenir pour l'Etat providence après la crise du coronavirus ?


QUEL AVENIR POUR L'ETAT PROVIDENCE APRÈS 
LA CRISE DU CORONAVIRUS ?
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Robert LAFORE
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Professeur de droit public à l'Université de Bordeaux, 
Institut d'Etudes politiques

Les « crises », ces périodes de basculement où les arrangements habituels vacillent, constituent toujours des moments de vérité où la nature et la portée de nos cadres collectifs se révèlent pour ce qu’ils sont ou, au contraire, ne sont pas….

Il est ainsi de la dénommée « crise sanitaire » qui s’est déclenchée de façon inopinée en mars 2020. Cette situation n’est pas vraiment une inconnue dans les faits si on retourne vers des épisodes soit assez lointaine (« grippe espagnole » des années 1918-1920) soit bien plus proche (« grippe de Hong Kong » en 1969-70 qui a fait plus d’un million de morts dans le monde et provoqué 31 000 décès en France) ; mais elle paraît cependant inédite du fait des représentations et débats qu’elle a fait surgir et par-là de ses conséquences : car comme toujours, ce sont davantage les mots qui importent que les choses elles-mêmes. Au résultat, elle agit comme un révélateur à tous égards tant au niveau des principes généraux structurant nos sociétés que sur le plan des arrangements institutionnels et notamment de nos organisations politico-administratives. Et parmi ces dernières le système de protection sociale, composante centrale de ce que l’on dénomme « l’Etat-providence ». 

Bien qu’il soit sans doute prématuré et de ce fait quelque peu présomptueux d’en tirer un bilan, on peut cependant tenter d’avancer quelques observations sur ce que Covid19 a pu mettre en évidence. 

A un niveau très général tout d’abord on peut constater que, si la crise financière de 2008-2010 avait révélé la protection sociale comme un « amortisseur » très efficace, on pourrait sans doute dans la conjoncture actuelle lui attribuer le titre de « sauveur » : les dommages auraient été incommensurablement plus lourds sans les divers mécanismes de protection, dont certains ont été activés bien au-delà de leur aire habituelle. 
Du côté de la garantie des revenus, le recours au régime chômage pour « publiciser » une masse considérable des rémunérations salariales, le maintien des garanties de ressources dans le champ des prestations de solidarité, de l’aide sociale et des politiques d’action sociale, la mise en place d’aides directes pour nombre d’indépendants, les dispositions garantissant les avances bancaires, toutes ces mesures ont indubitablement évité une catastrophe d’ampleur du côté des conditions de vie d’un nombre considérable de nos concitoyens ; sur le versant des ressources de la protection sociale, le report de la perception des cotisations et autres contributions ont le même type d’effet, indirectement en sauvant nombre d’entreprises et donc d’emplois. 

Les prestations en nature ont concouru fortement aussi à l’atténuation des effets de la pandémie : en première ligne, l’assurance maladie a joué un rôle central pour lui faire face à la puisque l’accès aux soins a été massif et inconditionnel, ce qui a mobilisé des moyens à hauteur de plus de 50 milliards de dépenses supplémentaires ; mais plus largement, tous les segments de l’action sociale ont maintenu en les adaptant, quelles qu’en soient les conséquences notamment financières, les conditions de prise en charge dans les champs du handicap, des personnes âgées, de la protection de l’enfance ainsi que de la lutte contre les exclusions. Autrement dit, via le système de protection sociale, on a assisté à une sorte d’étatisation massive de la redistribution, l’Etat se substituant au marché et accroissant ses appuis à la sphère privée familiale ; et plus largement ses interventions ont étayé des pans entiers de l’économie marchande. L’Etat protecteur, mobilisant déjà plus de la moitié de la richesse nationale a pris une ampleur considérable en reprenant les commandes et les espaces civils et marchands ont pu ou dû s’en remettre à lui dans une réaffirmation massive de sa prééminence et de son rôle. 
En second lieu, la pandémie a évidemment ouvert des questionnements inédits du fait de sa soudaineté et de sa nature. Soudaine, elle a en effet révélé l’état d’impréparation de notre système de santé : difficulté à apprécier la nature de la maladie, lacunes dans les moyens pour y faire face (nombre de lits de réanimation, déficit de tests, de masques, de certains produits sanitaires). De nature énigmatique, elle a suscité des atermoiements et des conflits entre scientifiques, bousculé les logiques linéaires qui subordonnent en principe les traitements à la recherche, fait se télescoper des intérêts collectifs contradictoires, bref provoqué une forme d’anomie généralisée dont les médias se sont faits l’échos en amplifiant la perplexité générale et en érodant la confiance dans les institutions. La question qui se pose ici est celle de savoir si ce type de pandémie était prévisible quant à sa survenance et surtout quant à ses effets : un système sanitaire peut-il intégrer dans ses prévisions et en conséquence s’organiser préventivement pour faire face à des risques dont la probabilité est soit inconnue, soit difficile à établir et dont les effets sont relativement imprévisibles faute de pouvoir en situer à l’avance la nature. C’est toute la logique du risque et de sa gestion qui est ici questionnée puisque notre système de santé est arrimé au modèle assurantiel qui se doit de lier protection et risque à chaque niveau de mise en solidarité et construire des dispositifs de couverture et de garantie entre niveaux de risques.

"C’est toute la logique du risque et de sa gestion qui est ici questionnée puisque notre système de santé est arrimé au modèle assurantiel qui se doit de lier protection et risque à chaque niveau de mise en solidarité et construire des dispositifs de couverture et de garantie entre niveaux de risques"
Car le Covid19 pourrait pousser à une réflexion sur les modes de couverture collective par rapport à ce type de risque : au sein des assurances sociales, doit-il bousculer le partage entre assurance maladie d’un côté et de l’autre assurance accident du travail et maladies professionnelles ; doit-on, en considération des effets de la maladie pour les patients les plus gravement atteints, envisager d’en faire un « maladie longue durée » avec les garanties afférentes ; devrait-on basculer dans un autre modèle de solidarité du type « fonds de garantie », forme de solidarité « nationale » qui se substituerait aux interdépendances socioprofessionnelles matinées cependant de transferts fiscalisés. Et à un tout autre niveau, du fait des difficultés rencontrées et des choix opérés pour lui faire face, cette épidémie va-mettre en jeu la responsabilité pénale des autorités administratives et politiques : toute la chaîne de l’autorité publique et administrative, des procédures et contrôles en amont et en aval des décisions, des responsabilités professionnelles seront sans doute interrogées via notamment des commissions parlementaires sans préjudice des recours juridictionnels déjà engagés.  

En arrière-fond, si l’on s’attache à l’observation du système de gouvernance et de régulation de l’assurance maladie et de la politique de santé publique, nombre de difficultés ont été révélées par la pandémie, pour beaucoup cependant connues antérieurement. 

Les insuffisances de moyens sont naturellement volontiers imputées au virage « managérial » des politiques de soins réalisées depuis une trentaine d’années sous l’emblème du « new public management ». Cela dit, il semblerait que, bien plus que la raréfaction des ressources volontiers imputée à ce nouveau paradigme, c’est son aspect le moins contesté, à savoir la réponse prétendue « aux besoins » sous contrainte de résultat qui est en cause : on a, avec le Covid19, un évènement qui ne répond à aucun « besoin » préalablement connaissable selon la logique du système ; on ne pouvait ni en connaître la nature, ni en mesurer préalablement l’impact potentiel pour ménager rationnellement des moyens adaptés ; il s’est agi d’une sorte de « trou noir » dans l’évaluation des risques sanitaires, tout le problème étant de savoir si les alertes précédentes du même type n’auraient pas du pousser à l’intégrer dans la gestion d’ensemble du système. Le lien direct entre manque de places en réanimation, manque de masques et de tests d’un côté et de l’autre T2A et recherche de rentabilité n’est pas établi ; ce qui l’est plus, c’est qu’une gouvernance par le haut, essentiellement budgétaire et financière construite à partir d’agrégats quantitatifs remontant du terrain et globalement consolidés au niveau central pour construire une offre maîtrisée, peut laisser dans l’ombre des enjeux difficilement intégrable dans cette logique pour privilégier en réalité ce qui est connu et mesurable ; à cela s’ajoute le fait que les politiques sanitaires n’échappent pas plus que les autres à la volatilité des questions prises en compte qui amènent les projecteurs à se déplacer d’un problème à l’autre au grès de l’actualité : la question des « masques »’ pourrait bien constituer à cet égard un cas d’école. Au fond, une conception large de la « santé publique » permettant de prendre en compte des « risques » non encore quantifiables en inscrivant cela dans une perspective de moyen ou long terme, cède toujours le pas devant une médecine techniciste qui se légitime par ses capacités à traiter des infections connues, sensibles à l’opinion publique et par-là techniquement et politiquement maîtrisables. 

"Si l’on pouvait formuler un souhait pour l’avenir, ce serait que, plutôt qu’une gigantesque bureaucratie anonyme toujours insuffisante pour ses créanciers et illégitime pour ses débiteurs, la protection sociale se rétablisse comme l’institution centrale de l’interdépendance collective"
La crise a aussi révélé la tension entre le niveau national et le local, caractéristique bien connue du modèle français d’administration publique : le centre est en charge de tout et doit veiller à tout, mais, on l’a vu, ce sont en réalité les arrangements et adaptations localisées qui se sont révélés les plus efficients, parfois en donnant le sentiment d’une certaine anarchie ; de plus certains acteurs, tels les établissements privés de santé, ont pratiquement disparu du paysage. On sait depuis longtemps que la politique de santé se heurte à une limite structurelle difficilement dépassable : les financeurs (assurance maladie et Etat), les donneurs d’ordres nombreux et dispersés (corporations médicales et établissements) et les ayant-droit (patients) sont dans des logiques contradictoires du fait de leurs positions et intérêts propres ; on est donc en recherche perpétuelle d’une certaine intégration de ces visées antagoniques et l’intervention du Parlement (LFSS), l’invention des ARS et de la « démocratie sociale », l’établissement des technologies de rationalisation territorialisée de l’offre (planification, conventions médicales, CPOM, coopération entre établissements de santé), sont le réceptacle de cette constante difficulté. Or tout cela s’est fortement brouillé face à l’urgence, la mobilisation des opérateurs de terrain ayant été largement improvisée, les problèmes ayant été déportés vers le seul hôpital public, l’administration centrale et marginalement les ARS. 

De tout cela on pourrait tirer deux enseignements. Le premier c’est que, en prenant de radicales distances avec la recherche de boucs émissaires ce qui ramène à une constante anthropologique dont il faudrait se défaire en démocratie, notre système sanitaire est interrogé dans sa capacité à intégrer, dans son appréhension des risques, des évènements tels que le Covid19 : d’un côté il paraît difficile de prévoir l’imprévisible, de l’autre, si cette imprévisibilité n’est pas totalement avérée, comment intégrer les risques latents de ce type en mobilisant en continu des moyens qui peuvent se révéler totalement inutiles sur longues période ; bref, peut-on tout prévoir et tout assurer. La culture ambiante, obnubilée par le « risque zéro » et le mythe du droit à ne pas mourir, y pousserait, mais est-ce pensable ? Le second, de portée bien plus positive, c’est que le Covid19 aura été un formidable révélateur de la solidarité qui soutient la société et ses membres. Non pas dans son acception de valeur morale et compassionnelle par trop mise en avant, mais comme le nom donné aux interdépendances qui nous lient : on a semblé les découvrir, curieusement tant elles sont évidentes, avec les activités et les professions jusque-là invisibles qui, d’un seul coup, sont apparues comme absolument indispensables à tous. La culture si partagée de « ‘l’individu » pris dans sa singularité et enfermé dans ses droits trouve là un démenti absolu, et la protection sociale, même si elle peut « subjectiver » certaines prérogatives individuelles pour les renforcer, est fondamentalement un tissu de liens qui relient individus et groupes sociaux dans un réseau d’interdépendances. 

Si l’on pouvait formuler un souhait pour l’avenir, ce serait que, plutôt qu’une gigantesque bureaucratie anonyme toujours insuffisante pour ses créanciers et illégitime pour ses débiteurs, la protection sociale se rétablisse comme l’institution centrale de l’interdépendance collective ; à savoir donc comme un système d’échange par lequel, au nom d’une justice distributive corrigeant les excès de la justice commutative, chacun d’entre nous aspirant à l’une comme à l’autre, on réaménage les dotations des uns et des autres, non parce qu’on y consent moralement, mais parce que c’est absolument nécessaire.

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