Providence 17

Quel avenir pour l'Etat providence après la crise du coronavirus ?


QUEL AVENIR POUR L'ETAT PROVIDENCE APRÈS 
LA CRISE DU CORONAVIRUS ?
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Dominique MEDA
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Professeure de sociologie, Directrice de l'Institut de Recherche Interdisciplinaire 
en sciences sociales à l'Université Paris Dauphine-PSL

La crise sanitaire – considérée par de nombreux chercheurs comme une crise du capitalisme débridé – a tout à la fois révélé et exacerbé les inégalités. Agissant à la manière d’une expérience naturelle, elle a en effet ôté de l’espace public et de notre champ de vision un certain nombre d’activités et de professions, ne laissant plus circuler, au vu et au sus de tous, que les travailleurs essentiels à notre survie, devenus soudain pleinement visibles. Par un retournement brutal, un certain nombre de métiers jusqu’alors peu considérés, peu auréolés de prestige, trop souvent considérés et classés dans la catégorie « emplois non qualifiés » (5 millions de personnes en France) sont apparus comme éminemment utiles et contribuant sans doute plus que beaucoup d’autres à la satisfaction des besoins essentiels de la société. Les soignants (aide-soignant.es, infirmières, médecins), mais aussi les aides à domicile, les auxiliaires de vie, les caissièr.e.s, les chauffeurs de taxi, de bus, de camions, les livreurs, les agents de sécurité et de nettoyage, les éboueurs, les journalistes ont pour une fois occupé seuls l’espace urbain et les scènes médiatiques laissant dans l’ombre ceux qui continuaient à travailler dans les champs ou dans les entrepôts mais qui, aussi peu protégés que les premiers notamment en début de pandémie, couraient au moins autant de risques, à la différence des télétravailleurs et de tous ceux qui étaient, volens nolens, privés de travail. 

C’est sans doute ce qui explique en partie l’aggravation des inégalités provoquée par la crise : les travailleurs contraints de continuer à occuper leur emploi, parce qu’il s’agissait d’un métier de contact mais aussi parce qu’un certain nombre n’ont pas osé exercer leur droit de retrait, ne disposant pas d’équipements de protection, ont été plus exposés que les autres au virus et couru plus de risques que les professions en télé travail. Aux Etats-Unis d’abord, puis au Royaume-Uni et en France, des études ont assez rapidement mis en évidence la plus forte exposition de certains groupes sociaux : une analyse américaine a ainsi démontré la surreprésentation des femmes, des personnes de couleur et des travailleurs à bas salaires parmi les « industries en première ligne » (1) . De même l’Office National Statistique britannique a proposé une série d’analyses approfondies (2)  mettant en lumière la surmortalité des travailleur.e.s d’un certain nombre de métiers (travailleuses du care, chauffeurs de taxi et d’autobus, chefs cuisiniers, assistants de vente et de détail…), autrement dit ceux que l’ONS décrits comme les « key workers », les « travailleurs essentiels ». L’ONS a aussi montré la plus forte probabilité pour les non-Blancs de décéder du coronavirus, en partie explicable par des facteurs socio-économiques.

"Par un retournement brutal, un certain nombre de métiers jusqu’alors peu considérés, peu auréolés de prestige, trop souvent considérés et classés dans la catégorie « emplois non qualifiés » (5 millions de personnes en France) sont apparus comme éminemment utiles et contribuant sans doute plus que beaucoup d’autres à la satisfaction des besoins essentiels de la société"
Si, en France, il n’a pas été possible de mettre en évidence de tels liens - nos instituts statistiques n’ayant légalement pas l’autorisation de relier origine ethnique, cause médicale de décès et profession – un certain nombre de chercheurs ont néanmoins rapidement attiré l’attention sur le rôle amplificateur des conditions de vie dans l’exposition au virus. Si les personnes à bas salaires ont été surexposées au virus du fait de leur métier, une partie d’entre elles présentaient aussi une vulnérabilité plus grande en raison de conditions de vie médiocres, sur lesquelles les chercheur.e.s de l’INED ont rapidement et très légitimement insisté : étroitesse des logements rendant le confinement moins supportable et plus risqué (les mesures de distanciation sociale en cas de contamination de l’un des membres étant impossibles) ; « carrière » de renoncement aux soins, de mauvaises habitudes alimentaires et d’insuffisante attention à soi qui a accru la prévalence de maladies chroniques comme le diabète, l’hypertension ou l’obésité - autant de de comorbidités dont la présence accroît le risque de décès en cas de Covid-19. Les chercheuses de l’INED, Emilie Counil et Myriam Khlat ont ainsi rassemblé un certain nombre de données montrant le lourd tribut payé par les classes populaires au coronavirus (3) , rappelant combien risques de contamination sur le lieu de travail, conditions de logement difficiles et comorbidités pouvaient, en agissant de concert, aggraver les inégalités sociales en matière de santé, avec un effet amplificateur des pertes de revenus et licenciements générés par la crise. Elles ont notamment montré que plus de 40% des travailleurs dont le revenu était inférieur à 1 350 euros net par mois appartenaient au groupe le plus fortement exposé au coronavirus, rappelant combien les groupes sociaux les moins favorisés étaient particulièrement concernés par les comorbidités, de même que par l’exposition professionnelle aux toxiques pulmonaires.

"le confinement a considérablement renforcé les inégalités préexistantes non seulement en contraignant les familles dont le logement était le plus exigu à cohabiter tant bien que mal, mais aussi en renforçant la fracture numérique, en redupliquant les inégalités de genre (ce sont le plus souvent les femmes qui ont assuré le surcroît d’activités domestiques et familiales) et en privant les plus précaires de revenus"
Notons enfin que le confinement a considérablement renforcé les inégalités préexistantes non seulement en contraignant les familles dont le logement était le plus exigu à cohabiter tant bien que mal, mais aussi en renforçant la fracture numérique, en redupliquant les inégalités de genre (ce sont le plus souvent les femmes qui ont assuré le surcroît d’activités domestiques et familiales) et en privant les plus précaires de revenus. En effet, même si l’Etat a mis en place un ensemble de dispositifs visant à tenir une partie de la population à l’abri des conséquences de la mise à l’arrêt de l’économie, notamment grâce au chômage partiel, aux aides pour les indépendants et au décalage puis à la suppression du paiement des obligations fiscales et sociales, et malgré la suspension de certains volets de la réforme de l’assurance-chômage, les plus précaires ont été atteints de plein fouet par la crise : la plupart des intérimaires se sont retrouvés sans ressources, sans parler de toutes celles et ceux qui travaillaient au noir et ne pouvaient accéder aux revenus de remplacement, estimés à 10% de la population active en Europe (4) . A côté de ceux qui ont perdu toute source de revenus, un certain nombre de métiers sont restés très mal protégés. On pense notamment à toute la population des travailleurs des plates-formes, livreurs et chauffeurs, jusqu’alors le plus souvent contraints par les plate-formes d’exercer sous le statut d’auto-entrepreneur qui les tient éloignés de la protection du Code du travail alors même que la Cour de cassation a récemment désigné celui-ci comme « fictif » indiquant que ces travailleurs sont bien de salariés. Comment ne pas penser aussi à tous ces métiers quasi exclusivement exercés par des femmes, et donc chroniquement sous-rémunérés (5)  par le double effet du temps partiel et de la sous valorisation des compétences considérées comme naturellement féminines dans les classifications ? Le rapport Libault a récemment rappelé combien les salaires des travailleuses du « care » étaient bas et leurs conditions de travail difficiles : leur taux d’accidents du travail et de maladies professionnelles est trois plus élevé que dans les autres professions, et le secteur connaît de grosses difficultés de recrutement, alors même que les besoins de main-d’œuvre sont d’autant plus élevés que la population française continue de vieillir. 

C’est donc bien sur deux fronts que notre Etat-social doit être amélioré : celui de la protection sociale et de la prévention mais aussi celui de la qualité de l’emploi et du droit du travail.




  (1) (« A Basic Demographic Profile of Workers in Frontline Industries », Hye Jin Rho, Hayley Brown, Shawn Fremstad, Center for Economic and Policy Research, 7 avril 2020).
  (2) « Coronavirus (Covid-19) Roundup »
  (5) Le salaire net médian à temps complet des aides-soignantes, des aides ménagères et aides à domicile et des caissières étaient en 2014 de 1300 euros selon la DARES . 


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