Providence 18

Quel avenir pour l'Etat providence après la crise du coronavirus ?


QUEL AVENIR POUR L'ETAT PROVIDENCE APRÈS 
LA CRISE DU CORONAVIRUS ?
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Jean-Claude BARBIER
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Directeur de recherche au CNRS à l'Université Paris I Panthéon Sorbonne, CES

En France comme en Europe, le régime « normal » de la protection sociale [ce que le Président Macron a nommé « État-providence » dans son discours du 16 mars 2020], c’est la fragilité et l’exposition aux dangers économiques et politiques, depuis les années 1990. Cette situation structurelle accompagne en réalité la Sécurité sociale française très vite après sa fondation. S’interroger sur l’avenir d’une institution cardinale des sociétés européennes n’a donc rien d’original. 

Mario Draghi, ex-président de la BCE déclarait en ce sens en 2012 au Wall Street Journal que le modèle social européen était « une chose du passé ». Sa grave erreur apparaît encore plus au moment où des dizaines de milliers de malades du Covid-19 sont sauvés, alors que des millions échappent, temporairement, à la spirale de la pauvreté et du chômage non indemnisé dans les pays de l’UE. Le Président français a-t-il conscience de cette erreur, qu’il partageait encore en 2018, dans son discours de Genève à l’OIT ? À l’époque, pour lui, le salariat n’était plus au cœur de l’organisation sociale et la question n’était plus la protection sociale, mais la nécessité d’un « filet de sécurité », inspiré du modèle béveridgien britannique. La politique française amenait la quasi-destruction de l’assurance-chômage, puis la réforme des retraites à la baisse et celle des prestations d’assistance à la diminution tous azimuts. Ces trois réformes désormais suspendues, le Président a avoué que la réforme « Ma santé 2022 » était caduque en lançant une concertation le 18 mai. La concrétisation d’un « plan d’investissement massif » pour l’hôpital et une réforme authentique de la santé en sortiront-elles ? Suivront-elles les mesures d’urgence (dont certaines sont particulièrement chiches, voire mesquines, comme le supplément exceptionnel de revenu distribué aux personnes pauvres et aux bénéficiaires des allocations logement) ?

"Le premier serait la reprise de la construction de « l’État social », laissé en quasi-stagnation depuis deux décennies, en l’adaptant aux défis actuels"
 Au moment où ces lignes sont écrites, alors que la plus grande incertitude règne sur une « deuxième vague », il faut faire preuve de la plus grande modestie. Non seulement face au danger de mort qui règne, sans l’espoir avant longtemps d’un vaccin. Mais, surtout pour l’anxiété croissante vis-à-vis de la chute très forte de l’économie, et, bien plus largement encore, vis-à-vis de la crise morale et politique en Europe. On se bornera à des remarques fondées sur une connaissance intime de l’institution « protection sociale » dont il ne fait pas de doute que, avec les services publics, même dans les phases de non-crise, elle fait tenir ensemble la société française (Barbier, Théret et Zemmour, 2021, à paraître) depuis le succès de la Sécurité sociale. Quels sont les scénarios ?

Le premier serait la reprise de la construction de « l’État social », laissé en quasi-stagnation depuis deux décennies, en l’adaptant aux défis actuels. Dans ce cadre, au-delà de l’aspect sympathique de l’évocation d’un tournant digne de la Résistance, laquelle reste un mythe puissant en matière de protection sociale, ce ne sont pas des « beaux jours » qui se profilent, mais une longue marche très ardue. Ce qui est à construire et à reconstruire est extrêmement complexe, si l’on se place du point de vue du salariat, et, notamment, de celui des soignants, infirmiers, aides-soignants, médecins dont l’action décidée a, de fait, dirigé l’action collective depuis trois mois. Un des épisodes de la bataille commence avec le « Ségur de la santé », le 25 mai.

"Un second scénario est celui des forces de la modernisation financière néo-libérale, dans la société française et dans les sociétés européennes (multinationales de la pharmacie, GAFAM, fonds de pension..)"
Un second scénario est celui des forces de la modernisation financière néo-libérale, dans la société française et dans les sociétés européennes (multinationales de la pharmacie, GAFAM, fonds de pension..). Des fuites sur le « plan hôpital » ont dessiné les contours des projets des acteurs d’une privatisation et d’un renouveau réformateur néo-libéral en matière de santé. Ces projets sont les cousins de ce qui se dessine en Grande-Bretagne, avec l’activisme de think- tanks comme celui de Tony Blair, l’Institute for Global Change, https://institute.global/ . Dans ces programmes, l’avenir est marqué par l’insistance centrale sur les nouvelles technologies, la gestion des menaces de sécurité globale et sectorielle, dans le cadre d’une lutte contre un prétendu « populisme » installé partout. Des think-tanks en France ajoutent une croisade pour l’augmentation du temps de travail et le recul du droit du travail, avec la diminution des impôts, et une guerre idéologique contre les dettes de l’État. Un tel cocktail n’est certes pas du goût de la puissante force, qu’on peut dire « coalition des personnels soignants », engagée dans la lutte pour sauver l’hôpital depuis plusieurs années, avant même l’arrivée du virus. Une bataille gigantesque est donc à prévoir entre des réformateurs néolibéraux requinqués et les partisans d’une politique de soin et d’assurance sociale rompant avec la gestion purement économique, étendue à l’ensemble des fonctions de la protection sociale, y compris, crucialement, la question des retraites, censément limitée à moins de 14% du PIB par la loi adoptée par le moyen du 49-3. 
"ce droit économique constitue désormais l’obstacle majeur à la réforme de la protection sociale, car il privilégie, dans tous les domaines, le principe de concurrence"
On manque de place dans cette courte tribune pour évoquer un troisième point des scénarios : le droit de l’Union européenne. Très peu d’acteurs en sont conscients, mais ce droit économique constitue désormais l’obstacle majeur à la réforme de la protection sociale, car il privilégie, dans tous les domaines, le principe de concurrence. Fin mai, les propos du commissaire français T. Breton, selon lesquels « il faut tout remettre à plat et discuter sur la base d’un concept désormais incontournable, la solidarité » semblent hautement fantaisistes quand on sait que la solidarité, concept juridique, n’est qu’une exception marginale dans l’UE à la concurrence libre et non faussée. Il est temps de prendre la voie conseillée par le juriste Dieter Grimm d’une « déconstitutionalisation », de cette Union, pour la défendre, ce qui équivaut à sécuriser les politiques et programmes fondés sur la solidarité nationale et les protéger de l’application indiscriminée du principe de la concurrence. Ce scénario est envisageable et particulièrement ardu, mais moins qu’une réforme des traités.

Ces lignes de de luttes marquent une nouvelle situation stratégique, avec un gouvernement déstabilisé, mais dont l’orientation n’a pas changé ; ce qui comptera c’est non seulement la capitalisation des travaux des chercheurs mais surtout l’expérience et la combativité accumulée par les acteurs de la protection sociale.

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