Providence 7

Quel avenir pour l'Etat providence après la crise du coronavirus ?


QUEL AVENIR POUR L'ETAT PROVIDENCE APRÈS 
LA CRISE DU CORONAVIRUS ?
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Olivier FAVEREAU
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Professeur émérite de sciences économiques de l'Université de Paris-Nanterre

La crise du coronavirus a frappé la France, et la planète, au moment où la nécessité de la transition écologique commençait à s’imposer dans les esprits. C’est donc à partir de cette dernière que je vais risquer quelques hypothèses sur l’avenir de l’Etat-Providence, dans le cadre théorique de l’économie des conventions. Les démocraties industrielles, depuis la libéralisation complète de la création des sociétés anonymes dans le dernier tiers du XIXème siècle, sont confrontées à un problème structurel de coordination entre trois catégories d’agents, que le droit permet de distinguer avec précision : les personnes physiques (l’homo economicus pour l’économiste, le citoyen pour le politiste, etc.), les personnes morales de droit public (en premier lieu l’Etat, et tous ses prolongements institutionnels) et les personnes morales de droit privé (en premier lieu les sociétés de capitaux, etc.). Cette coordination passe par des règles de droit (avec une primauté – mais pas une exclusivité – des personnes morales de droit public), mais elles ne sauraient suffire, ne serait-ce que parce qu’aucun dispositif institutionnel, ni aucune intelligence humaine, ne sont en mesure de penser l’infinie complexité de cette coordination dans son ensemble, avec l’intention de la maîtriser. De sorte que vont émerger, pour compléter ou suppléer ces règles de droit, de multiples conventions (entendons par là des règles plus ou moins spontanées, qui s’imposent sans accord explicite, parce qu’une coordination médiocre vaut mieux qu’un échec de la coordination).

Appelons « Etat-Providence » le régime juridique /conventionnel dont le principe est de protéger les personnes physiques, contre les risques affectant leur vie biologique ou leur vie professionnelle – c’est dire que ce régime inclut un ensemble de contraintes pesant sur les personnes morales de droit privé (notamment les entreprises), qui ne seraient tenues, sans ces contraintes, qu’à une prise en considération minimale, voire nulle, des risques encourus par les personnes physiques qu’elles emploient. D’où la nécessité d’examiner de près les relations entre Etat et entreprises, qui supportent et sous-tendent un tel régime.

Appliquons ce schéma à la situation française, replacée dans l’histoire longue, avec la grille de lecture de Polanyi dans La Grande Tranformation (1944). On connaît sa thèse : le XIXème siècle marque une discontinuité historique décisive. Avant, l’économie était encastrée (« embedded ») dans la société ; maintenant, c’est la société qui est encastrée dans l’économie : nous sommes entrés dans l’âge du « marché autorégulateur ». Or aucune société ne peut survivre à une marchandisation intégrale, étendue au travail, à la nature et à la finance (les trois « marchandises fictives »). Le corps social et ses instances politiques doivent intervenir pour limiter les effets les plus délétères de cette transformation de l’économie de marché en « société de marché ». L’émergence d’un Etat-Providence après 1944 constitue une confirmation éclatante de cette thèse.  

"Appelons « Etat-Providence » le régime juridique /conventionnel dont le principe est de protéger les personnes physiques, contre les risques affectant leur vie biologique ou leur vie professionnelle – c’est dire que ce régime inclut un ensemble de contraintes pesant sur les personnes morales de droit privé (notamment les entreprises), qui ne seraient tenues, sans ces contraintes, qu’à une prise en considération minimale, voire nulle, des risques encourus par les personnes physiques qu’elles emploient"
Reste à préciser sur la base de quelles conventions Etat-Entreprise (la base juridique est, quant à elle, bien connue) s’est établi cet Etat-Providence – sachant que, d’une part, l’Etat-Providence n’a cessé d’être contesté, depuis les deux chocs pétroliers (1973, 1978), de l’intérieur, en termes de légitimité, comme de l’extérieur, en termes de coût ; et que, d’autre part, la perspective de la transition écologique, ravivée par la crise du coronavirus, implique une réorientation radicale de l’économie – qui signifie, dans les termes de Karl Polanyi, d’entamer le processus inverse de ré-encastrement de l’économie dans la société !

Quelles sont en juin 2020 les données fondamentales du problème, tel, évidemment, qu’il vient d’être formulé, et en ayant conscience du contraste entre la brièveté du propos et l’immensité du sujet ?

Dans la relation triangulaire entre les trois types de personnes, Karl Polanyi, en bon historien, faisait remarquer que l’Etat n’a pas été neutre dans la marche vers la société de marché : « le marché a été la conséquence d’une intervention consciente et souvent violente de l’Etat, qui a imposé l’organisation du marché à la société pour des fins non économiques » (1944, traduction française Gallimard/1983, p.321).

Les observateurs sont unanimes pour opposer, après 1944, les trente glorieuses d’inspiration social-démocrate et les quarante années suivantes d’inspiration de plus en plus ouvertement néo-libérale. Si la première période caractérise l’apogée d’un certain Etat-Providence, contrariant la marche historique vers la société de marché, la période suivante a modernisé l’ancien discours libéral, avec une telle ardeur qu’on doit se poser la question : n’y avait-il pas dans la phase précédente une propriété de cet Etat-Providence, annonciatrice du système de relations entre les trois types de personne, dont la crise du coronavirus révèle l’effrayante fragilité ?

"Face à un tel concours de faux-semblants (l’Etat prié de singer l’entreprise, l’entreprise habillant sa financiarisation de « responsabilité sociale et environnementale »), l’homme ordinaire est démuni comme jamais, et l’avenir de l’Etat-Providence est sombre - sauf si la gouvernance des entreprises se rééquilibre en faveur des salariés"
Les travaux des économistes régulationnistes et conventionnalistes en France, mettent en évidence dans le Fordisme, le choix conjoint des entreprises et de l’Etat pour privilégier le salarié comme consommateur, plutôt que comme partie constituante de l’entreprise. Cette exclusion du pouvoir de gouvernance s’est aggravée à partir de la décennie 1980, avec la financiarisation. Par ailleurs, le nouveau management public a consolidé la société de marché en postulant que la gestion de l’Etat devait se rapprocher de celle des entreprises.

Face à un tel concours de faux-semblants (l’Etat prié de singer l’entreprise, l’entreprise habillant sa financiarisation de « responsabilité sociale et environnementale »), l’homme ordinaire est démuni comme jamais, et l’avenir de l’Etat-Providence est sombre - sauf si la gouvernance des entreprises se rééquilibre en faveur des salariés. 

Le ré-encastrement de l’économie dans la société commencera par la codétermination, ou ne se fera pas.

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