Regards 1

Un droit du travail de l'urgence ?


LE TRAVAIL ENTRE DEUX FEUX
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Antoine LYON-CAEN
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Professeur émérite à l'Université de Paris Nanterre
Avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation

Dans sa mise en œuvre en Europe de l’ouest, l’urgence sanitaire provoque une tension et, au cœur de cette tension, se trouve le travail. L’urgence sanitaire commande, en effet, des restrictions et ces restrictions frappent le travail. Mais l’urgence fait aussi naître des appels à l’action et l’action passe par le travail. Travail restreint ici, travail salutaire là, il est important de bien percevoir cette tension, car la crise que nous traversons pourrait avoir pour vertu de grossir certains traits de notre vie sociale et ainsi de révéler certains problèmes qui s’y trouvent loger.

1. Là où le choix des autorités publiques a été de tout entreprendre pour limiter ou contrôler le développement de l’épidémie, la première cible des restrictions a été la contiguïté entre les personnes, qu’elle soit le résultat de rencontres ou de réunions routinières ou qu’elle soit suscitée par un évènement.

Est-ce dire que le travail en entreprise a été explicitement l’objet d’interdictions, en ce qu’il implique couramment la présence concomitante, dans un même lieu, de plusieurs personnes, en vue notamment de faciliter les interactions ? L’obligation de fermeture de certains établissements recevant du public a eu comme contrecoup la fin du travail de ceux qui y sont occupés. Mais hors cette cessation d’activités, les restrictions empruntent des voies plus complexes. Elles apparaissent dans les messages adressés par les autorités publiques.

Aux employeurs, il a d’abord été fait rappel de leur obligation de sécurité, qui justifie que là où le télétravail peut être organisé, il doit être la forme obligée du travail. Un autre message leur a été délivré, une invitation à tirer parti de l’ouverture généreuse d’un régime d’indemnisation de l’activité réduite, le ci-devant chômage partiel.

Aux salariés, aucun message n’a été directement adressé, sinon le rappel des précautions générales qu’impose la protection contre le virus. Comme s’il incombait à chaque travailleur d’apprécier si l’employeur ou le donneur d’ordre prenait les initiatives qu’exigent les risques de transmission du virus et de déterminer la réaction appropriée à la situation de travail. Sans doute, en d’autres temps, l’action collective aurait joué son rôle. Mais est-elle en mesure de s’exercer alors que permanence syndicale, réunion de comité ou de commission, mission d’expert ne s’accommodent pas des restrictions apportées aux rapports de voisinage entre les personnes ?

L'échange numérique ne remplace pas tout. Loin s'en faut. Ce sera, nul doute, un enseignement des troubles profonds que nous connaissons.

"L’échange numérique ne remplace pas tout. Loin s’en faut. Ce sera, nul doute, un enseignement des troubles profonds que nous connaissons."

2. Dans ce monde où le travail ne va pas sans danger, il est demandé à certains travailleurs de n’avoir aucun état d’âme, de poursuivre et même d’amplifier leurs activités, et, dans le même temps, de courir le risque d’une contamination. Ces travailleurs ne sont pas, au sens strict, réquisitionnés, mais leur engagement est requis pour notre survie même.

Au premier rang de ces travailleurs essentiels, on compte bien-sûr tous ceux qui, médecins, infirmier(e)s, laborantins, transporteurs sanitaires, pompiers, pharmaciens, se vouent à la santé des autres.

Mais, dans ces premiers rangs figurent aussi tous ces travailleurs qui œuvrent dans la dernière phase des chaînes d’approvisionnement, de production de biens et de fourniture de services, cette phase au bout de laquelle chacun de nous se trouve.
Ces travailleurs qui, selon une expression suggestive, occupent les « emplois du dernier kilomètre », livreurs, transporteurs, facteurs, agents de surveillance ou de nettoyage, assistant(e)s de vie, caissier(e)s de grands magasins…, parce qu’ils sont priés ou astreints de travailler au contact de tous, sont plus exposés que d’autres.

Ces travailleurs qui, selon une expression suggestive, occupent les « emplois du dernier kilomètre », livreurs, transporteurs, facteurs, agents de surveillance ou de nettoyage, assistant(e)s de vie, caissier(e)s de grands magasins…, parce qu’ils sont priés ou astreints de travailler au contact de tous, sont plus exposés que d’autres.

Ce qui frappe, c’est la condition que le droit du travail leur réserve. Ils sont loin, très loin, des premiers de cordée. Au cours des dernières décennies, ils ont été poussés vers les marges du droit du travail, les uns devenus des salariés flexibles, d’autres transférés vers des entreprises prestataires de services qui, au nom de la concurrence, cultivent la plus grande austérité pour leurs salariés, d’autres encore ayant basculé hors du droit du travail. En somme, ces travailleurs essentiels à notre survie, travailleurs pauvres pour beaucoup, sont privés des garanties essentielles du travail salarié, et s’ils s’exposent, c’est par nécessité de travailler, quand ce n’est pas (aussi) par conscience professionnelle.

Notre société est ainsi parvenue à négliger des salariés qui lui sont essentiels.
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