« Travailler pour bâtir un avenir meilleur » (OIT), « Le travail en mutation » (Banque Mondiale) et « L’avenir du travail » (OECD) : en dépit de leurs divergences, ces trois rapports ont en commun d’attribuer à la technologie un rôle central dans les évolutions récentes et futures du travail et du droit du travail, comme branche et comme discipline. Dans tous les scenarii, la technologie apparaît comme un élément structurant, en mesure de redéfinir la conjoncture du monde du travail. Apparemment, elle avait certes pris la place de la globalisation, qui, il n’y a pas longtemps encore, semblait être le facteur clé des transformations à l’œuvre. Mais tout cela a basculé avec le coronavirus. En effet, ce n’est plus ni la globalisation ni la technologie, mais le virus qui semble être en mesure de tout changer. La réponse – pas uniquement normative – aux défis de la pandémie est urgente, mais il nous semble manquer une bonne carte de navigation. Alors, la polyphonie s’installe, pendant que les uns et les autres suggèrent des mesures très diverses, telles que l’élargissement des mesures de protection sociale (pour intégrer le monde informel et vulnérable), la déconstitutionnalisation des droits, la flexibilisation normative ou simplement la mise en place d’une jurisprudence d’urgence et de circonstance.
Au Brésil, cette polyphonie vire à la cacophonie, le gouvernement Bolsonaro ayant énormément hésité à propos du réel impact du Covid-19 et sur les mesures qui devaient être adoptées : distanciation sociale, lockdown, isolement vertical, usage (répandu) de la cloroquinine. La polyphonie est ainsi, rapidement, devenu mésentente gouvernementale et le ministre de la santé en a payé le prix : limogé en pleine crise pour avoir suivi les actions internationales, pour avoir fait scientifiquement son travail. Rien n’arrête pourtant l’urgence dont la conséquence a été l’adoption par alluvions d’une panoplie de mesures provisoires – c’est-à-dire, une initiative législative de l’Éxecutif qui doit être ratifiée par le Congrès – et de lois, ainsi qu’une avalanche de décrets présidentiels, ordonnances ministérielles, instructions normatives et recommandations à une vitesse enivrante même pour l’observateur le plus attentif. Le résultat est un patchwork normatif, qui semble renforcer la logique destructrice du droit du travail mise en place dans le pays depuis la réforme travailliste de 2017.
Parmi les pistes adoptées au Brésil pour faire face à la crise, il est possible de distinguer quatre tendances : (a) le maintien des contrats dans une logique non-présentielle (le télétravail) ; (b) l’aménagement des heures de travail (réduction des heures de travail, adoption de comptes épargne temps qui accordent un délai de 18 mois après la fin de l’urgence sanitaire pour que les salariés compensent la période du confinement sans pour autant dépasser la limite de deux heures supplémentaires par jour), anticipation des vacances individuelles ou imposition de vacances collectives, anticipation des jours fériés ; (c) suspension des obligations administratives (par rapport à la santé et sécurité au travail) et/ou financières (délai de paiements) ; et (d) suspension du contrat de travail. Certes, ces tendances rejoignent celles adoptées dans d’autres pays. Mais, l’exception locale se présente d’une façon importante dans deux de ces domaines.
D’abord, l’aménagement des heures de travail est plutôt encouragé par voie individuelle, au détriment de la voie collective. Autrement dit, malgré la disposition constitutionnelle qui exige la participation syndicale pour négocier la réduction des heures de travail, la référence à l’urgence autorise que cette diminution soit négociée par voie individuelle. L’inconstitutionnalité, pourtant frappante de la mesure, n’a pas été retenue par la Cour Constitutionnelle dans une décision plénière prise en procédure de référé par videoconférence transmise en direct par la chaîne publique judiciaire (bien sûr, il y a aussi un droit de la procédure de l’urgence). Exit les syndicats, ces corps intermédiaires dont l’importance ne fait que diminuer. Démobilisés et appauvris par la réforme de 2017 qui leur a enlevé les moyens de financement dont ils jouissaient par le passé, ils sont à bout de souffle, pointés du doigt pour leurs exigences en matière sociale, qui rendent plus difficile le traitement de l’urgence et ralentiraient la reprise après-crise. Pire encore : tout d’un coup, la négociation collective devient critiquée pour sa présumée lenteur et l’insécurité juridique dont elle serait porteuse. Par contraste, la célérité et la certitude produites par la voie individuelle sont mises en valeur, comme réponse adéquate pour faire face à la perte de dynamisme économique.