Regards 13

Un droit du travail de l'urgence ?


POUR LUTTER CONTRE LA PANDEMIE, 
REVALORISER LE TRAVAIL
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Adalberto PERULLI
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Professeur à l'Université  Ca' Foscari de Venise
L’urgence sanitaire Covid-19 qui affecte nos systèmes sociaux et économiques a atteint un niveau de gravité inversement proportionnel à la capacité des États et des Organisations internationales à répondre efficacement aux défis de la pandémie. En Europe, une direction commune fait défaut tant du point de vue des politiques de santé à mettre en place, que de celui des politiques économiques et sociales pour faire face à un défi sans précédent qui semble nous ramener à d'autres périodes historiques: le mot “quarantaine” est né à Venise avec les grands fléaux des XIVe et XVe siècles, lorsque la République Sérénissime a mis en œuvre, pour la première fois dans l'histoire, des politiques sanitaires systématiques pour éviter la propagation des infections par mer.

Ce fléau qui coûte tant de vies et entraîne une récession économique sans précédent, a peut-être un côté positif s’il est considéré comme une sonnette d’alarme pour nos consciences: le travail est à nouveau au centre de la scène, à la fois le travail de ceux qui sont en première ligne pour lutter contre les maladies pour sauver des vies humaines (médecins et tous les personnels de santé), et le travail de ceux qui garantissent notre subsistance quotidienne dans les transports et la logistique, la distribution, les services essentiels. C’est le travail de personnes humbles, pas celui des banquiers et des PDG, qui garantit la continuité de nos vies. Le travail des homo faber et des animals laborans doit donc être protégé et surtout valorisé socialement. 

"Ce fléau qui coûte tant de vies et entraîne une récession économique sans précédent, a peut-être un côté positif s’il est considéré comme une sonnette d’alarme pour nos consciences"
Un changement de perspective qui ne doit pas être cantonné à l’état d'urgence (en Italie et dans d'autres pays européens, les licenciements pour des raisons économiques sont interdits), mais doit également, en regardant plus loin, se traduire par des dispositifs de valorisation du travail qui inversent la tendance de ces dernières décennies : je pense, avant tout, à la dévalorisation des activités de plus en plus marchandisées, déclenchée par la mondialisation et la concurrence qui en résulte. 

Valoriser le travail comme un “bien commun”, comme une ressource non seulement productive mais aussi vitale et solidaire est donc la première action à entreprendre pour placer une vision éthique de l'activité humaine au centre de nos sociétés, qui réponde à ce besoin d’ “Enracinement” qui est sans nul doute le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. Dans cette perspective de valorisation sociale et identitaire du travail, il faut aussi penser à de nouveaux mécanismes universalistes de protection sociale. Le droit du travail, dans cette situation de crise pandémique, a en effet montré toutes ses limites. D'une part, la fragmentation des institutions de protection sociale qui crée une situation d'incertitude et de complexité difficile à gérer (l’Italie connaît 14 outils différents de «filets de sécurité sociale», avec des exigences et des champs d'application diversifiés). D'autre part, une exclusion déraisonnable des protections du travailleur indépendant, en particulier du plus faible ou "économiquement dépendant", qui a souffert encore plus que le travailleur subordonné de la suspension des activités industrielles et commerciales. L'allocation de 600 euros pour les travailleurs immatriculés à la TVA décrétée par le gouvernement italien est donc la "feuille de vigne" qui cache un trou noir composé de milliers et de milliers de travailleurs indépendants épuisés par le manque de commandes, et sans aucun filet de sécurité sociale. Il est temps de repenser la protection du travail “personnel”, au-delà de la distinction entre subordonnés et indépendants.
L'organisation du travail est un autre sujet qui émerge fortement dans cette situation d'urgence. Le travail “agile”, le travail à distance, le travail sur des plateformes numériques qui permettent la connexion pendant la quarantaine s'est avéré être une ressource précieuse non seulement dans les entreprises privées mais aussi dans les administrations publiques (en Italie, il a été décrété comme la forme “normale” de travail dans le secteur public): il suffit de penser au corps enseignant des écoles et universités qui a garanti la continuité de l'enseignement et sauvé le système éducatif et culturel du risque d'un blocus dramatique au détriment de nos jeunes et de leur formation. 

Ces nouveaux modes d'organisation du travail agiles, personnalisés et non hiérarchisés doivent être encouragés et diffusés en vue de la nouvelle conciliation du travail et des temps de vie qu'une telle urgence a rendu nécessaire, et qui demain pourrait devenir le mode habituel et normal des nombreuses prestations du travail.

La pandémie a bien sûr fortement relancé la question de la sécurité au travail. Bien que le risque biologique de contagion de Covid-19 ne soit pas un risque “spécifique” sur le lieu de travail, mais qu'il soit qualifié de risque “générique” (c'était l'orientation de la direction nationale des inspecteurs du travail en Italie), c'est précisément sur le lieu de travail qu'une sécurité maximale doit être garantie. Le nombre beaucoup trop important de décès enregistrés parmi les médecins et infirmières, véritables héros-travailleurs sacrifiés pour le salut des autres, témoigne des retards inadmissibles avec lesquels nos structures de santé ont été confrontées à une pandémie "annoncée", tout en révélant également un déficit culturel sur la sécurité au travail qui affecte le monde de la production en général. Appeler les entreprises à la responsabilité générale d'assurer l'intégrité psycho-physique des salariés est un élément essentiel de cette stratégie de valorisation du travail dont je parlais, et qui doit à nouveau concerner le travail sous toutes ses formes et applications.
"pourquoi ne pas repenser réellement la géographie économique sur une base macrorégionale, sur des chaînes de valeur courtes, où travail, production et commerce reprendront la logique de la localisation, abandonnant celle de la de délocalisation?"
In cauda venenum. Un problème qui transcende la capacité des États nationaux à repenser leurs mécanismes de surveillance et de régulation d'une économie mondiale de plus en plus incontrôlable reste au cœur de cette urgence sanitaire. La crise de Covid-19 est en fait la dernière externalité négative de l'hyper-mondialisation, qui a permis au virus de voyager en classe affaires entre la Chine et l'Allemagne, se déplaçant au sein des chaînes de valeur mondiales qui organisent la production de biens et services dans le monde en le segmentant en différentes phases, situées dans des zones éloignées de milliers de kilomètres les unes des autres. Comme pour dire que parmi les conséquences de la chaîne de travail mondiale, il y a non seulement l'insécurité et les inégalités, mais aussi la pandémie: un événement prévisible d'un monde globalisé et hyperconnecté. Alors, une fois la vague épidémique apaisée, pourquoi ne pas repenser réellement la géographie économique sur une base macrorégionale, sur des chaînes de valeur courtes, où travail, production et commerce reprendront la logique de la localisation, abandonnant celle de la de délocalisation? Les chaînes de production courtes sont un modèle d'entreprise qui renforce les éléments de localisme et de collaboration, ce qui leur donne la possibilité d'aborder ces valeurs qui vont au-delà de la logique de maximisation du profit et qui relèvent du concept d'économie éthique. Un système où l'action économique est orientée vers la satisfaction de valeurs telles que la durabilité sociale et environnementale, la conservation des cultures et des modes de vie locaux, le partage et l’accès: des valeurs qui protègent directement les personnes qui travaillent, placées dans un réseau de conventions sociales et économiques de proximité centrées sur la personne et son épanouissement.
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