Regards 18

Un droit du travail de l'urgence ?


UN DROIT DU TRAVAIL DE L'URGENCE ?
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Matthew FINKIN
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Professeur à l'Université de l'Illinois, Etats-Unis, 
Directeur du "Comparative Labor Law et Policy Journal"
Après le confinement national, plus de 30 millions de travailleurs américains ont demandé des indemnités de chômage, environ 20% de ceux qui travaillaient le mois précédent. Un nombre égal ou supérieur ont vu leurs heures de travail réduites. La réponse juridique, esquissée ci-dessous, est à l’opposé du statut quo juridique antérieur à la pandémie.

Avant la Grande Dépression, les Etats-Unis étaient voués légalement et idéologiquement au laissez-faire. A partir du New Deal des années 30, le gouvernement fédéral a commencé à assurer un minimum de protection salariale. Le Social Security Act de 1935 a créé des systèmes d’indemnisation du chômage gérés par l’Etat. Les gouvernements suivants ont fourni une protection fédérale pour la santé au travail, exigé jusqu’à 12 semaines de congé sans solde pour les urgences médicales et familiales, fourni une couverture médicale pour les personnes éligibles de plus de 65 ans et pour les travailleurs qualifiés pauvres. Pendant la présidence Obama, les employeurs devaient fournir une assurance médicale à leurs salariés, les personnes qualifiées bénéficiaient d’une assurance maladie subventionnée au niveau fédéral et les Etats recevaient des fonds fédéraux pour étendre la couverture médicale aux personnes à faible revenu au dessus du seuil de pauvreté. Toutes ces mesures ont rencontré une forte opposition de la part de la droite politique et la rencontrent aujourd’hui encore ; plusieurs Etats « rouges » ont refusé de fournir des soins médicaux à ceux qui se trouvent juste au dessus du seuil de pauvreté.

Ainsi, le fort soutien bipartisan d’aide à la pandémie, qui a coûté jusqu’ici plus de 2700 milliards de dollars, est dû à la très forte demande de la population pour que quelque chose soit fait. Si l’on fait abstraction des nombreuses complexités légales, la réponse apportée est résumée ci-dessous.

1 – La stabilisation économique. 

Selon l’Internal Revenue Service (IRS), l’agence fiscale fédérale, toutes les personnes éligibles qui gagnent moins de 75.000 $ par an sont habilitées à recevoir un paiement unique de 1.200 $ et 500$ pour chaque enfant éligible. Le versement de ces fonds à ceux qui ne sont pas enregistrés auprès de l’IRS parce qu’ils ne font pas de déclarations de revenus – un grand nombre de travailleurs ne gagnent pas assez pour être imposables - s’est avéré difficile, surtout s’ils n’ont pas non plus de compte bancaire, comme c’est le cas de beaucoup de personnes à faible revenu.

2 – Congés pour maladie et garde d’enfants. 

La loi fédérale ne prévoit pas d’indemniser les congés pour maladie ou garde d’enfants. Les plus grands employeurs ont tendance à rémunérer les congés maladie dans le cadre de la politique de l’entreprise, généralement en fonction de l’ancienneté, mais très peu indemnisent les congés parentaux. Les salariés syndiqués obtiennent généralement des congés maladie à la suite de négociations collectives, mais moins de 7% des salariés du secteur privé sont syndiqués. En tout, plus d’un tiers de la main-d’œuvre n’a même pas droit à six jours de congés et quasiment aucun ne bénéficie d’un congé parental payé.

Sous le régime de la loi d’urgence, en vigueur depuis décembre 2019, les salariés des entreprises employant jusqu’à 500 personnes qui ne peuvent pas travailler en raison du covid-19 ont droit à 80 heures (environ deux semaines) de congés payés (avec des ajustements pour les travailleurs à temps partiel) et à 10 jours supplémentaires pour garder un enfant dont l’école est fermée ou pour lesquels il n’y a pas de garderie. Le montant du salaire varie en fonction du motif du congé : par exemple, plein salaire jusqu’à 511 $ par jour pour un salarié tenu de se mettre en quarantaine, 2/3 du salaire jusqu’à 200 $ s’il doit s’occuper d’une autre personne. L’hypothèse est que les salariés des grandes entreprises seront protégés par les polices d’assurances de leurs employeurs mais beaucoup ne le sont pas et sont ainsi exclus de cette protection.
"Parce que le système est fondé dans presque tous les Etats sur les primes payées par l’employeur et parce que l’éligibilité dépend de l’emploi salarié, les travailleurs indépendants, y compris les travailleurs de l’économie numérique (« gig ») sont exclus"
3- Indemnités de chômage. 

Les programmes d’assurance gérés par l’Etat déterminent l’éligibilité en se basant sur les heures travaillées avant le début du chômage et déterminent le niveau des prestations – un pourcentage du salaire moyen dans l’Etat – soumis à un plafond et limité en moyenne à 26 semaines. Ainsi, les prestations varient d’un Etat à l’autre ; la moyenne nationale est de 378$ par semaine. Parce que le système est fondé dans presque tous les Etats sur les primes payées par l’employeur et parce que l’éligibilité dépend de l’emploi salarié, les travailleurs indépendants, y compris les travailleurs de l’économie numérique (« gig ») sont exclus.

La loi d’urgence ajoute une allocation hebdomadaire de 600 $ en plus de ce que l’Etat verse jusqu’à 39 semaines aux personnes déplacées à cause du Covid-19. En outre, la couverture légale inclut, selon cette loi, les travailleurs indépendants, ceux qui cherchent un travail à temps partiel, n’ont pas une ancienneté professionnelle suffisante ou qui autrement n’auraient pas droit aux prestations de chômage ordinaires.

La loi a également prévu 350 milliards de dollars de prêts pour soutenir les petites entreprises. Ces prêts doivent être annulés lorsqu'ils sont utilisés principalement pour couvrir les coûts salariaux afin de maintenir les travailleurs en activité. Ce programme est financé par un bureau fédéral, le SBA (Small business administration), destiné à protéger les petites entreprises et administré par les banques. Comme les très grandes entreprises ayant de multiples points de vente, dont l'effectif est inférieur au seuil de 500 employés et qui avaient établi des relations avec de grandes banques régionales, étaient éligibles à l'exonération et étaient les premières dans la file d'attente du SBA, elles ont épuisé les fonds alloués en quelques jours, laissant sans aide les établissements plus petits et moins bien connectés, en particulier les petites entreprises individuelles. Une injection supplémentaire de plus de 310 milliards de dollars a alors été décrétée pour y remédier. Il reste à voir comment cela se passera.

Trois autres caractéristiques de la scène actuelle complètent le tableau à venir. Premièrement, la législation fédérale et celle des Etats fédérés obligent l’employeur à fournir des lieux de travail exempts de dangers susceptibles de provoquer le décès ou des dommages physiques graves. Ainsi, au 23 avril, l’agence fédérale de santé et de sécurité au travail avait reçu plus de 2 400 plaintes concernant les dangers dus au Covid-19 sur le lieu de travail ; mais la loi fédérale n’autorise pas les poursuites privées pour ce motif.
"tous les Etats ont des lois sur l’indemnisation des maladies professionnelles. Cependant, comme la charge de la preuve que la maladie a été contractée sur le lieu de travail pèse sur le salarié, l’indemnisation pour infection virale pourrait être difficile, sinon impossible, à prouver. Certains Etats ont réagi à ce problème. L’Illinois, par exemple, a créé une présomption simple selon laquelle un « premier intervenant »– médecin, infirmier, personnel paramédical – infecté par le virus l’a contracté sur le lieu de travail. Les entreprises ont entamé une action en justice pour contester ces mesures"
Deuxièmement, la loi fédérale sur la santé et la sécurité au travail interdit le licenciement ou la discrimination d’un salarié qui refuse d’effectuer une tâche assignée en raison d’une crainte raisonnable de décès ou de grave blessure. Il s’agit d’ une exception au droit légal qu’ont les employeurs de licencier sans motif, « at will ». Cette protection pourrait bien entrer en jeu à mesure que l’économie rouvrira et que les salariés pourront être licenciés pour avoir refusé de retourner sur les lieux de travail qu’ils estiment dangereux.

Troisièmement, tous les Etats ont des lois sur l’indemnisation des maladies professionnelles. Cependant, comme la charge de la preuve que la maladie a été contractée sur le lieu de travail pèse sur le salarié, l’indemnisation pour infection virale pourrait être difficile, sinon impossible, à prouver. Certains Etats ont réagi à ce problème. L’Illinois, par exemple, a créé une présomption simple selon laquelle un « premier intervenant »– médecin, infirmier, personnel paramédical – infecté par le virus l’a contracté sur le lieu de travail. Les entreprises ont entamé une action en justice pour contester ces mesures. 

De cette mosaïque juridique émerge une question plus large à laquelle le proverbe français « rien ne dure plus longtemps que le provisoire » pourrait apporter une réponse. Les opposants à l’intervention gouvernementale feront valoir qu’il s’agit de mesures d’urgence valables seulement pour une catastrophe sans précédent à l’époque moderne. Ceux qui ont longtemps plaidé en faveur des congés pour maladie et des congés parentaux et pour l’inclusion dans les systèmes d’indemnisation du chômage des travailleurs indépendants, pourraient chercher à rendre ces mesures permanentes en s’appuyant sur le fait historique qu’il est beaucoup plus difficile d’abroger des droits que de les accorder. Dans une perspective encore plus large, il faudra voir si la question du « revenu de base » universel, débattue par le passé, devient un enjeu politique majeur. 

Le rôle du gouvernement dans la protection des travailleurs a été dévalorisé depuis la présidence Reagan, avec une intensité qui n’a cessé de croître. La possibilité que ces mesures d’urgence puissent arrêter ou inverser cette tendance fait l’objet d’une analyse historique par le Professeur Sanford Jacoby à paraître dans le prochain numéro de « the Comparative Labor Law et Policy Journal ». 


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