Regards 6

Un droit du travail de l'urgence ?


NE FAUT-IL QUE DELIBERER...
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Jean-Emmanuel RAY
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Professeur à l'Université Paris I - Sorbonne
Jeune agrégé de philosophie, Raymond Aron partit à Cologne puis à Berlin entre 1931et 1933. Il assista donc à l’ascension d’Hitler, aux exactions antisémites, le normalien étant horrifié par les brasiers de livres organisés par les nazis. Rentré en France, il demanda un entretien au Secrétaire général du Quai d’Orsay, et lui décrivit avec passion la montée de cet ensauvagement. Son interlocuteur l’écouta avec attention et prit de nombreuses notes puis, à son immense déception, lui posa une seule question, déjà entendue: « Que faire ? ». 

Quelques années avant sa mort, Aron confiait encore que ces deux mots avaient changé le cours de sa vie. « Spectateur engagé », le jeune philosophe–sociologue avait mis ses doigts dans la roue de l’Histoire, tout en voyant beaucoup plus clair entre 1940 et 1983 que nombre de ses « petits camarades » de la rue d’Ulm. 

« Dans l’éthique de conviction, j’obéis à mes convictions sans me soucier des conséquences de mes actes. Dans l’éthique de responsabilité, je me tiens pour comptable de ce que je fais, même sans l’avoir directement voulu. Et alors les bonnes intentions et les cœurs purs ne suffisent pas à justifier les acteurs » (sa préface à la ré-édition de l’ouvrage de Max Weber, « le Savant et le Politique », Plon, 1959). 

Voilà pourquoi aujourd'hui, face à cette pandémie mondiale d’une rapidité de diffusion unique dans l’Histoire, il est bien difficile de porter un jugement équilibré sur le thème proposé. 

Car l’adaptation est une vertu cardinale face à cette situation gravissime évoluant tous les jours, même si les « fondamentaux » doivent rester solidement ancrés. Mais la critique de l’action forcément évolutive des « personnes en charge » est facile, a fortiori quand chaque français s’est institué virologue, préfet et directeur d’EPHAD.
"l’adaptation est une vertu cardinale face à cette situation gravissime évoluant tous les jours, même si les « fondamentaux » doivent rester solidement ancrés. Mais la critique de l’action forcément évolutive des « personnes en charge » est facile, a fortiori quand chaque français s’est institué virologue, préfet et directeur d’EPHAD"
Ce tsunami sanitaire allant déboucher sur des tempêtes judiciaires, on peut donc craindre la suite. Car dans un, trois ou sept ans, à froid, les « YavaitKa » et autres « FallaitKils » nous expliqueront « qu’il aurait fallu » faire ceci, que « ne faire que cela » constituait une faute lourde caractérisée, la faute d’abstention connaissant une seconde jeunesse. Alors, que nos juges prennent aujourd’hui des notes sur notre quotidien et les multiples incertitudes de ce printemps 2020 afin de les relire dans quelques années, pour éviter de rendre des jugements trop surplombants.  

Sur les mesures d’urgence à adopter, l’opposition est banale entre le chef de clinique submergé et le patron de PME d’une région préservée mais proche du dépôt de bilan. Nous universitaires sommes désormais étroitement spécialisés, chacun dans notre propre couloir. Ce qui ne peut aboutir qu’à des incompréhensions dans notre société complexe, et à des difficultés croissantes pour faire la nécessaire synthèse à la recherche de l’intérêt général. Conduisant à une critique récurrente du Conseil Constitutionnel et du Conseil d'Etat, institutionnellement en charge de sa défense.

A fortiori si le raisonnement se résume à l’opposition informatique 0-1 (ex : Santé ou Economie ?) sur le ton de l’indignation emportant tout. Car en cas de crise aigüe, «il ne s’agit pas de choisir entre une bonne et une mauvaise solution, mais entre les moins mauvaises solutions » (W. Churchill, mai 1941).  
Mais décidément, quelle merveille que des idéologies donnant immédiatement une grille d’analyse évitant de devoir se frotter à la complexité ! 

Une situation exceptionnelle, et exorbitante du droit commun

Le tsunami économique et organisationnel causé par le Covid 19 a naturellement entrainé une avalanche de textes, nécessaires aux entreprises pour s’adapter rapidement à ce rapide et abyssal changement, d’abord pour éviter une hécatombe d’emplois, mais aussi préparer l’avenir qui pourrait ne pas être radieux. 

Alors commençons par rendre hommage aux équipes de la Direction générale du travail et la Délégation générale à l’emploi qui, malgré les problèmes organisationnels que l’on devine et dans un temps record, ont su faire face. Et ne se sont pas contentés de sortir des textes par dizaines, mais rédigé en quelques jours de très complets Questions-Réponses, où les usagers du droit et pas seulement les spécialistes pointus peuvent avoir accès à des réponses pratiques et actualisées.
 
Un Grand Complot ?

Comme en Russie ou dans certaines démocratures d’Europe de l’Est, ces textes provisoires seraient-ils l’habile couverture d’une remise en cause de notre droit du travail ? Exemple: en Hongrie, a été adopté le 12 mars 2020 le décret 47/2020 permettant à l'employeur de déroger, par simple accord entre les parties et dans un sens favorable ou défavorable au salarié, à toutes les dispositions du code du travail. 

Mais à moins de comparer la démocratie et la société françaises aux dérives d’ex-pays de l’Est instrumentalisant ce désastre sanitaire pour faire reculer les règles de protection, on voit mal aujourd'hui ce qui justifie cette thèse. À situation exceptionnelle, solutions exorbitantes du droit commun; mais programmées pour rentrer dans son lit, et toujours soumises à la hiérarchie des sources, toujours soumises au contrôle d’un juge. 
Deux exemples de raison garder : l’un très ponctuel, l’autre plus général. 

1. Les mesures à durée très déterminée destinées à faire fonctionner le dialogue social, nécessaires en ces périodes de confinement généralisé. Ainsi, en matière de négociation collective ou de réunions du comité social et économique, les possibilités de viséo-conférences voire de conférences téléphoniques, logiquement limitées à la seule période d’urgence sanitaire. 

L’idée que désormais toutes les réunions du CSE ou de négociation se tiendraient ainsi n’est réclamée par personne. Car comme enseigner exclusivement à distance n’est pas vraiment « enseigner » (envoyer et percevoir des « signes »), une réunion du CSE ne peut se résumer à une suite de prises de paroles individuelles, en dehors d’une dynamique collective débouchant sur la consultation de l’instance elle-même. A fortiori pour la négociation collective, où l’essentiel ne se passe pas toujours en réunion plénière.
"comme enseigner exclusivement à distance n’est pas vraiment « enseigner » (envoyer et percevoir des « signes »), une réunion du CSE ne peut se résumer à une suite de prises de paroles individuelles, en dehors d’une dynamique collective débouchant sur la consultation de l’instance elle-même"
2. Dans les « secteurs particulièrement nécessaires à la sécurité de la Nation et à la continuité de la vie économique et sociale » listés par décret, l’ordonnance du 25 mars 2020 permet aux employeurs de déroger à certaines durées maximales. 

Ces mesures visent les secteurs aujourd’hui en tension : il paraît difficile d’embaucher du jour au lendemain des infirmières ou des chauffeurs-routiers. Mais aussi et surtout la période post-crise, afin de permettre aux entreprises de repartir rapidement...même si les « secteurs » en cause pourraient alors beaucoup évoluer. Autorisées par les directives de 1989 et 2003 en cas « d’événements exceptionnels», ces dérogations ne sont logiquement valables que jusqu’au 31 décembre 2020. 

Certes le CSE peut rendre son avis dans le mois suivant, l’employeur n’étant pas tenu d’attendre pour faire usage de la dérogation. En forme d’oxymore, cet « avis postérieur » peut paraître bien singulier, voire mépriser l’avis des élus du personnel dont le rôle est essentiel en cas de crise. Mais lors d’un conflit du travail, en cas de risque grave et avéré pour la sécurité des personnes, la fermeture sans information-consultation est admise par la Chambre Criminelle. Faut-il rappeler que le délai pouvait dépasser un mois, alors qu’un retard d’une semaine peut, dans ces secteurs nécessairement essentiels, poser des problèmes majeurs en termes d’intérêt général ? 

La question essentielle est donc moins « Un droit du travail de l’urgence » que la sortie de cette crise, unique car mondiale et à la fois d’offre et de demande.  

Si le droit du travail demain utilisé est centré sur des plans de sauvegarde de l'emploi et des ruptures conventionnelles collectives, la bonne idée initiale du financement d’un chômage partiel massif (un milliard d’euros par jour mi-avril) n’aura fait que reporter l’hécatombe. Il faudra donc favoriser la flexibilité interne plutôt qu’externe afin de préserver la « communauté de travail » réveillée par l’électrochoc C19 qui a fait bouger les lignes. 

Dans les tempêtes, des personnalités se révèlent, d’autres font naufrage.  
Ce que nous vivons est aussi une épreuve de vérité pour les personnes morales clamant hier très haut leur « responsabilité sociale ».
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