Au-delà des frontières de la vie personnelle
« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché », dispose l’emblématique article L 1121-1 du code du travail ! Le principe de proportionnalité, auquel le droit du travail s’est de plus en plus accoutumé au fil des années, prend tout son sens en contexte de crise sanitaire. Des restrictions qui seraient inacceptables en temps normal le deviennent lorsque la santé et la sécurité sont gravement menacées. La pandémie a mis au jour des pratiques nouvelles dans les entreprises, qui interpellent : prise de températures corporelles des salariés et visiteurs, questionnaires médicaux, voire le cas de cet entrepreneur qui avait organisé dans son entreprise la prescription de chloroquine à ses salariés ! Les certitudes sur les impossibilités de poser des questions liées à la vie privée sont aujourd’hui questionnées, tout comme les règles de traitement automatique des données personnelles, quasiment incompressibles lorsqu’elles concernent la santé. Les principes de transparence et de proportionnalité qui régissent, en France comme dans beaucoup de pays, ce type de pratiques, devraient servir de garde-fou et faire comprendre que ce qui se justifie dans des circonstances exceptionnelles ne se justifiera plus demain.
L’adaptation du travail à l’homme
Ce n'est pas à l'homme de s'adapter au travail, mais au travail de s'adapter à l'homme. Le principe d’adaptation du travail à l’homme, reconnu tant par le droit français que par le droit européen, va mériter davantage d’attention qu’il en a reçu jusqu’à présent. A une époque où les évolutions technologiques et managériales (robotique, intelligence artificielle, big data, etc), ou encore la toute puissance du marché, ont tendance à être accueillies aveuglément, comme des données qui s’imposeraient à nous comme s’il s’agissait de faits accomplis, un tel principe permet de réaffirmer la nécessité absolue de bannir tout déterminisme. Il faut réfléchir, discuter, prévoir, anticiper …. Ce que le droit du travail sait si bien faire, lui qui a su institutionnaliser des lieux de discussion dans l’entreprise : négociation obligatoire, consultations … D’autres encore pourraient être institués par le droit, comme des espaces de discussion physiques ou numériques au sein d’un service, d’une unité de l’entreprise, pour parler du travail lui-même.
Les sujets de discussion portant sur le travail lui-même seront nombreux après la crise. Quel avenir pour les open-spaces, peu compatibles avec la distanciation sociale ? Comment mieux rattacher les télétravailleurs à la collectivité de travail, autrement dit non seulement leur assurer un droit à la déconnection de leurs outils de travail mais aussi leur ouvrir un droit à la connexion à la collectivité de travail ? S’agissant de la santé et de la sécurité, on est aujourd’hui au temps des mesures ponctuelles (respecter et faire respecter les gestes barrières, actualiser le document unique d’évaluation des risques, etc). Mais viendra, avec le temps des indemnisations et, une fois les tribunaux réouverts, de probables contentieux sur la reconnaissance du Covid 19 comme maladie professionnelle pour le personnel non soignant), celui des enquêtes, des bilans (en termes de santé physique mais aussi de charge mentale : isolement, anxiété, étanchéité de la frontière vie personnelle/vie professionnelle, etc), de la définition de la stratégie sanitaire, de la mise en place d’expertises ... Et pour ce faire, le constat, douloureux, pourrait être fait que l’on ne dispose plus d’institutions chargées spécifiquement des questions de santé et sécurité. Faire revenir le CHSCT ou tout au moins laisser aux partenaires sociaux la liberté de conférer à la commission santé et conditions de travail (CSSCT), qu’elle soit légale ou conventionnelle, des pouvoirs équivalents à l’ancien CHSCT mérite débat.